- Une année riche en émotions électorales (Ph : Flickr - Tom Waterhouse)
POLITIQUE
- Par Rosa de Diego
ÉLECTIONS LÉGISLATIVES
Pour la première fois depuis le retour de la démocratie en Espagne, quatre formations se sont présentées pour les élections législatives, le 20 décembre 2015 : le bipartisme, en vigueur depuis la fin de la dictature franquiste, il y a quarante ans, est terminé. L’Espagne entre ainsi dans une nouvelle période politique, symbolisée par la bataille du neuf contre le vieux. Ciudadanos et Podemos, deux nouveaux partis anticorruption qui surgissent du mouvement des « indignés », renversent les vieilles formations de droite et de gauche, c’est-à-dire, le Parti Populaire (PP) et le Parti Socialiste (PSOE) et transforment le paysage politique espagnol.
Dans ces élections, le Parti Populaire du président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, a gagné les élections législatives, avec 123 sièges, mais il a perdu sa majorité absolue (28,72 %). Le Parti Socialiste (90 sièges, 22 %) a eu le pire résultat de son histoire. Le Parlement issu des élections est très fragmenté et n’a pas permis l’investiture d’un candidat. Une fois les négociations ouvertes, le Parti Populaire, en tête, n’a pas eu d’allié et il s’est trouvé isolé. Il faut signaler que pendant quatre ans, il avait la majorité absolue et il a gouverné en solitaire le pays, sans accord avec les autres partis politiques. Le PSOE de Pedro Sanchez, en deuxième position aux élections, a absolument refusé à appuyer le PP. Pourtant, il a signé une alliance de politique générale avec les centristes libéraux de Ciudadanos, que dirige un autre jeune, Albert Rivera. Avec cet accord ils se sont montrés comme une grande coalition, ouverte à un dialogue progressiste. Dans cet accord de 200 points apparaissent, entre autres, l’abolition de certains points de la réforme du marché du travail du PP, des mesures contre la corruption, et l’opposition à tout essai de convoquer un référendum pour l’autodétermination de n’importe quelle communauté autonome d’Espagne. Tous les deux, les socialistes et Ciudadanos (qui étaient respectivement la deuxième et la quatrième force) comptaient ensemble 130 sièges : ils étaient donc encore loin de la majorité absolue, établie à 176 députés. Dans ce contexte, finalement, ni les conservateurs du Parti Populaire ni le parti de gauche radicale de Podemos, conduit par le jeune Pablo Iglesias, n’ont pas accepté de s’abstenir et ils ont refusé l’investiture de Pedro Sánchez, le chef de file des socialistes. Le roi Felipe VI, sans un candidat capable d’avoir l’appui de la chambre, a ordonné la dissolution du Parlement, et il a convoqué de nouvelles élections pour le 26 juin. À partir de décembre, donc, l’Espagne a été gouvernée en fonctions par le président Mariano Rajoy, ne pouvant que dépêcher des affaires ordinaires, sans la faculté d’entamer des réformes importantes. Dans ce sens, le socialiste Patxi López, président du Congrès, a manifesté sa préoccupation : « C’est la première fois qu’en démocratie, nous n’avons pas pu accomplir le mandat des citoyens… »
- Le vote de Pablo Iglesias le 26 juin (Ph : Page FB Podemos)
Pendant la seconde campagne pour les deuxièmes élections législatives du 26 juin, le parti de gauche Podemos, défenseur intransigeant de la gauche radicale, s’est allié avec les anciens communistes d’Izquierda Unida, convaincus que l’électorat de gauche pouvait augmenter et avec l’objectif primordial d’obtenir la deuxième place du vote, et faire ainsi ledit sorpasso, c’est-à-dire, surpasser et remplacer le Parti Socialiste comme force majoritaire de l’opposition. Pendant le seul et unique débat télévisé de cette campagne, les quatre principaux candidats n’ont pas arrêté de se lancer des critiques et des attaques. C’était ainsi vraisemblable donc que le blocage politique persiste en Espagne. Le responsable socialiste Pedro Sanchez a attaqué avec la même violence le président des populaires en fonctions, Mariano Rajoy que le candidat de Podemos. Celui-ci, Pablo Iglesias, lui a reproché : « Je crois que vous vous trompez d’adversaire. Je pense que les électeurs, les nôtres et les vôtres, aimeraient que l’on s’oppose, avec une alliance forte, aux politiques des conservateurs ». Rajoy, sarcastique et ironique, a parlé de « comédie de cape et d’épée ». Le responsable de Ciudadanos, Rivera, a reproché à Rajoy de représenter la corruption institutionnelle et l’incapacité d’une régénération démocratique, et le socialiste Sanchez a déclaré l’impossibilité de toute alliance avec une droite antisociale et corrompue. Le ménage à trois semblait ainsi difficile. La lutte contre le chômage et les politiques économiques ont été au centre du débat de la campagne. Mariano Rajoy a souligné sa solide expérience et que l’Espagne allait mieux : « C’est très facile de prêcher et critiquer ; mais ce qui est important c’est de gouverner... Le gouvernement n’est pas fait pour des stagiaires et débutants ».
Après la répétition des élections législatives en Espagne, le 26 juin, le Parti Populaire a consolidé sa première position avec 137 sièges, sur les 350 de la chambre basse (14 de plus que dans les élections de décembre). Il y a eu une autre surprise : le bipartisme résiste, étant donné que le Parti Socialiste (qui avait alterné au pouvoir avec le PP depuis plus de 30 ans) est la première force de l’opposition, avec 85 sièges (5 de moins qu’en décembre, il a perdu plus de 100.000 voix). La coalition Unidos Podemos, formée par Podemos et Izquierda Unida, a reconnu son lourd revers, avec 71 députés, qu’ils n’étaient pas satisfaits des résultats, car ils ont échoué à passer devant le PSOE, à faire le sorpasso. Le parti libéral Ciudadanos, la quatrième formation, a reculé avec 32 sièges, face aux 40 remportés en décembre.
Le gouvernement espagnol restait paralysé depuis décembre et ces nouveaux résultats ne facilitent pas un déblocage pour arranger un nouveau gouvernement. Le PP ne dispose pas de la majorité absolue et il doit entamer des négociations pour obtenir un appui : il faudra compter sur l’abstention des socialistes. Tous les partis ont promis de tout faire pour éviter un « troisième tour ». Le roi Felipe VI décidera, après avoir consulté tous les partis, s’il désigne Mariano Rajoy comme candidat à chef du gouvernement. Cette décision se produira à la fin de juillet.
- Manifestations après manifestations l’Espagne s’exprime... (Ph : Flickr - adolfo lujar)
LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA CRISE ÉCONOMIQUE
Avant la crise de 2008, la croissance de l’économie espagnole était dynamique, soutenue par le développement des secteurs de la construction et de la consommation de biens et de services. Ces espaces, créateurs d’emplois, ont permis de réduire de manière significative le taux de chômage dans une décennie. La crise de 2008, renforcée par celle des dettes des pays en 2011, a cruellement modifié cette tendance : en 2013, le taux de chômage était arrivé au 26,3 %. Pourtant, même s’il reste toujours très élevé pour les moins de 25 ans (46 %), aujourd’hui il est redescendu à 20,4 %. L’Espagne a fait des réformes structurelles avec l’objectif d’encourager la création d’emplois à travers une plus grande flexibilisation et un renforcement de la négociation d’entreprise. Avec ces réformes, les règles du congé pour raisons objectives ou économiques deviennent plus adéquates et positives aux employeurs. Si déjà en 2010, le gouvernement du socialiste José L. Rodriguez Zapatero avait entrepris une réforme qui avait déjà développé la détermination des causes économiques, en simplifiant les procédures de congé et en diminuant leur coût. En 2012, cette réforme a encore réduit particulièrement la quantité versée par l’employeur comme compensation par congé injustifié (on passe de 45 à 33 jours de salaire par année d’ancienneté). D’autre part, dans le secteur public, s’impose également cette tendance à la modération économique : on a ajouté au statut des travailleurs une loi qui autorise l’application du licenciement pour causes économiques, par une situation de manque budgétaire persistant pendant neuf mois consécutifs. Cette réforme de 2012 a également introduit une réduction des cotisations patronales pour les petites entreprises, de moins de 50 travailleurs, quand l’entreprise décide de transformer un contrat d’apprentissage en un contrat permanent, après une période d’essai d’un an, et avec un régime fiscal très rentable. Ces réformes laissent percevoir les premiers et légers signes de reprise sur le marché du travail espagnol. Pourtant le pays reste toujours confronté à de nombreux défis : regagner les emplois détruits par la crise et réduire de façon stable et correcte le taux de chômage qui est encore très élevé chez les jeunes.
LA MONARCHIE
Le roi Felipe VI d’Espagne accompagné de la reine Letizia a entrepris en 2015 une visite d’État en France, accueillis à Paris par le président François Hollande.
D’après l’Élysée, cette visite du roi d’Espagne est une preuve du « partenariat d’exception qui lie la France et l’Espagne » et les collaborations entre les deux pays sur les grandes questions internationales. Il faut signaler également que, pendant ce voyage, l’économie a été un sujet primordial, étant donné que l’Espagne est un des premiers partenaires économiques de la France.
- Saint-Sébastien comme Capitale européenne de la culture 2016 (Ph : Facebook Donostia 2016)
CULTURE - Par Carmen Mata Barreiro
L’imaginaire espagnol de l’année 2015-2016 est fort influencé, d’une part, par l’affrontement entre les nouvelles cultures politiques associées aux plates-formes citoyennes (cf. Podemos) et les cultures politiques conservatrices, « néo-franquistes », associées au Partido Popular (PP), qui a atteint une grande visibilité lors de l’emprisonnement, pour apologie du terrorisme, des marionnettistes qui ont mis en scène une satire politique, dans le cadre du Carnaval à Madrid. Un autre élément qui nourrit l’imaginaire et la création culturels est la prise de conscience de la souffrance des réfugiés victimes des guerres du Moyen-Orient dont l’exode rappelle à beaucoup d’Espagnols la Retirada succédant à la fin de la Guerre civile espagnole.
- Louise Bourgeois au musée Guggenheim Bilbao ( Ph : communication Guggenheim)
Dans ce contexte, les événements et les moteurs culturels qui l’emportent sont : le 400e anniversaire de la mort de Miguel de Cervantès et le 80e anniversaire de la mort de Federico García Lorca, le 40e anniversaire de la naissance du journal El País, la ville de Saint-Sébastien comme Capitale européenne de la culture 2016, ainsi que le rôle protagoniste de la France et de l’Institut français d’Espagne, et des expositions d’artistes dont des peintres : Louise Bourgeois au musée Guggenheim Bilbao, Ingres, Bosch et Georges de La Tour au musée du Prado, Le Caravage et Munch au musée Thyssen-Bornemisza.
Cervantès, Shakespeare : 400e anniversaire de leur mort
« Shakespeare/Cervantès : le choc des titans » rappelait dès la couverture le Magazine littéraire (nº 563, janvier 2016), et en effet on constate comment la puissance de l’œuvre de ces deux grands écrivains, qui sont morts à quelques jours d’intervalle, en avril 1616, et qui sont devenus des références universelles, passionne particulièrement les créateurs du monde du théâtre et de la musique. Même si l’investissement de l’État espagnol dans la commémoration du 400e anniversaire s’est avéré très pauvre, bien inférieur à celui des décideurs britanniques, des artistes espagnols ont mis à l’honneur le génie de Cervantès et aussi celui de Shakespeare. Ainsi, le musicien Jordi Savall, la Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI rendent hommage aux deux écrivains en jouant des madrigaux, des musiques pour la danse, des ballades et des romances, Pérez de la Fuente a mis en scène la tragédie Numancia de Cervantès, et le metteur en scène Miguel del Arco et l’acteur Israel Elejalde ont monté Hamlet.
Le « 65 Festival International de Musique et Danse de Grenade » (2016) a consacré un espace important à cette commémoration. À souligner, les portraits musicaux de femmes de l’univers littéraire de Cervantès (Mujeres cervantinas) et une nouvelle chorégraphie de Don Quijote, de José Carlos Martínez, inspirée du ballet classique homonyme de Marius Petipa/Ludwig Minkus.
García Lorca et la Guerre civile espagnole : 80e anniversaire
Dans son hommage à la ville de Grenade, première Ville UNESCO de littérature hispanophone, le « 65 Festival International de Musique et Danse » a tenu à célébrer le 80e anniversaire de l’assassinat de l’écrivain Federico García Lorca, à Grenade. Le chœur RTVE (Radio-Télévision espagnole), dirigé par Javier Corcuera, a présenté un programme de musique composée, à partir de poèmes de l’écrivain, par des compositeurs à esthétiques différentes. El cantaor (chanteur) de flamenco Miguel Poveda y a fait un récital construit avec des thèmes de Lorca.
On réédite en 2016 des œuvres sur García Lorca de l’hispaniste irlandais Ian Gibson, qui consacre sa vie à approfondir la vie de Lorca et les énigmes autour de sa mort et de la disparition de sa dépouille. Dans une entrevue dans le journal El País, Gibson avoue, avec tristesse, qu’en Espagne, certaines personnes préfèrent encore les ombres à la lumière.
2016 est aussi le 80e anniversaire du début de la Guerre civile espagnole, et malgré l’amnésie issue de l’amnistie établie par la « Transition démocratique », des plates-formes et associations et des syndicats ont rendu hommage, en 2015-16, aux femmes républicaines résistantes et victimes de la répression franquiste, en Galice et à Grenade, où l’on a publié le Dictionnaire de la répression des femmes à Grenade (1936-1950) (Martínez Foronda, 2016).
La francophonie, la France, l’Institut français d’Espagne et la culture
La visibilité de la francophonie et de ses cultures est une constante en Espagne, grâce à la synergie entre différents acteurs culturels. En 2015-16, cette synergie a déterminé un programme culturel riche, particulièrement dans le domaine des arts de la scène, du cinéma, de la littérature et de la photographie.
Trois grands spectacles faisant partie de la culture canadienne/québécoise ont été présentés. Wajdi Mouawad a monté sa pièce Sœurs dans le « Festival Grec » (Catalogne), jouée par l’actrice Annick Bergeron. Robert Lepage a mis en scène, au théâtre Lliure (Barcelone), son spectacle 887, où convergent la mémoire de son enfance et sa passion pour les technologies scéniques novatrices et sophistiquées. La compagnie Les 7 doigts de la main a représenté Cuisine & Confessions au Théâtre cirque Price (Madrid) : un nouveau genre de spectacle faisant appel à une pluralité de sens et où la cuisine devient un espace de communication et d’échanges entre des cultures.
- La France a été le pays invité à Encuentros/Rencontres
La France a été le pays invité à « Encuentros/Rencontres. II Muestra du cinéma francophone » (Madrid, Cineteca, mars 2016) -coordonné par Alain Lefebvre (École du Cinéma de la Communauté de Madrid), Carmen Mata (Universidad Autónoma de Madrid) et Alba Wystraëte (Alliance Française de Madrid)-, qui a proposé aussi des films de Belgique, Canada, Haïti, Luxembourg, Sénégal, Suisse et Tunisie, ainsi qu’une rencontre avec la réalisatrice française Delphine Gleize, associée à la présentation de son film La permission de minuit.
- Exposition "Chemins d’exil" (Ph : Sima Diab)
L’Institut français d’Espagne a développé, dans la saison culturelle 2016, un programme culturel ambitieux dont l’axe a été les « Odyssées contemporaines », en vue de réfléchir sur la Méditerranée, l’Orient et l’Occident, les migrations, l’exil, les conflits, les frontières et les civilisations. La « Nuit de la philosophie », coordonnée par le philosophe Michel Onfray, des rencontres avec des écrivains tels que Dany Laferrière, des conférences et des débats avec des chercheurs comme Henry Laurens et Michel Wieviorka, des concerts de musiciens tels que Nawel Ben Kraïem en constituent des exemples. Pour la « 75e Foire du Livre de Madrid » (2016), dans laquelle la France a été le Pays invité d’honneur, l’Institut français d’Espagne a convoqué des auteurs, penseurs et artistes français et francophones ayant travaillé sur la problématique citée, comme Amin Maalouf, Régis Debray et Benjamin Stora. Dans ce cadre, l’exposition photographique « Chemins d’Exil » retrace les « odyssées » des réfugiés fuyant des guerres, un hommage aux victimes de la crise syrienne.
Universités, Français langue étrangère (FLE) et francophonie
Dans le domaine de la formation des professeurs de français comme langue étrangère et des professeurs d’autres matières travaillant en français, à l’initiative de l’Institut français d’Espagne et en étroite collaboration avec la Universidad Autónoma de Madrid, s’est déroulée « l’Université d’été – Le Village francophone 2015 », qui a proposé une formation intensive à des enseignants provenant de 12 régions espagnoles. Des professeurs et des chercheurs du département de Philologie française de l’UAM, de l’Institut français, du CIEP et du CLEMI ont fait des conférences et animé des ateliers et des tables rondes.
La revue Çédille, revista de estudios franceses (https://cedille.webs.ull.es/), publication de l’Asociación de Francesistas de la Universidad Española (AFUE) destinée à diffuser des travaux de recherche concernant les différents champs disciplinaires des études françaises et francophones, et reconnue sur le plan international, a publié un numéro monographique sur « Le silence dans l’écriture de la Shoah » (2015).
Une autre revue, Secuencias. Revista de historia del cine (https://revistas.uam.es/secuencias), revue scientifique consacrée à des études filmiques et éditée par l’Universidad Autónoma de Madrid, approfondit, dans le numéro 41 (2015), le cinéma de l’Afrique et de sa diaspora, avec la participation de chercheurs importants tels que Mahomed Bamba, Leonardo De Francheschi et Alexie Tcheuyap. Ce numéro a été présenté en 2016 à la Librairie Central de Callao, dont la directrice dirige le « Cabinet de lecture francophone », où des traducteurs, des chercheurs et des écrivains analysent et invitent à découvrir ou à redécouvrir les littératures francophones.