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FRANCE - Langue et travail

FRANCE - Langue et travail

Par Thierry Priestley, contributeur au réseau AGORA - ZIGZAG - AFI.
30 avril 2016 - par Thierry Priestley 
Thierry Priestley - Président de "Demain nos langues"

Un projet de web doc « langue et travail », pour quoi faire ?

En ces temps si troublés où l’avenir apparaît si incertain à tous égards, quel est l’intérêt de s’interroger sur la réalité, les raisons et les enjeux de tous ordres des pratiques linguistiques managériales françaises ? De notre point de vue, il est double. Celui, en priorité, d’éveiller la conscience des partenaires sociaux aux enjeux de la question linguistique et de leur fournir des références partagées à des savoirs robustes qui les aideront à mieux fonder leurs positionnements et leurs arguments respectifs à son sujet ; celui aussi de mettre en lumière ce que bien des problèmes d’aujourd’hui et les solutions de demain doivent à la langue. À commencer par tout ce qui touche l’avenir de nos jeunes dont la perte de confiance en leur pays et sa classe dirigeante n’est pas dénuée de rapport avec ce que d’aucuns nomment justement un « abandon de langue » généralisé. C’est en tous les cas [l’ambition du projet de web doc, initié par Demain nos langues (DNL) qui rencontre l’intérêt croissant du monde de l’entreprise et du travail, celui du monde savant aussi, au point d’avoir déjà permis la constitution autour de lui d’un partenariat de qualité engagé dans sa réalisation.

Sans pouvoir rendre compte dans ce cadre de tout le spectre des politiques linguistiques managériales, ce documentaire interactif commencera par mettre en lumière leur diversité et celle de leurs motivations, de leurs mises en œuvre et de leurs effets de tous ordres plus ou moins anticipés, parfois sources de conflits sociaux et de réajustements managériaux, puis, pour ces raisons mêmes, leur évolutivité. C’est que le temps d’un dogmatisme rigide, souvent en faveur du tout anglais, caractéristique des débuts de la confrontation de nos entreprises à la mondialisation, est presque révolu, enfin pas tout à fait, malheureusement. Il l’est au moins dans la plupart des entreprises qui ont déjà une expérience longue, voulue ou subie, de faire travailler ensemble des personnes de langues maternelles et cultures diverses dans un contexte de forte internationalisation de leur marché et de leur implantation.

Lui ont ainsi succédé des politiques linguistiques plus réfléchies, plus instrumentalistes aussi, et pas toujours pour le meilleur comme l’illustreront les deux exemples suivants.

Le premier d’entre eux est celui du chantier de construction du port méthanier de Dunkerque, où furent employés massivement des ouvriers européens de toutes nationalités et de diverses langues. Par pure coïncidence, il fut le cadre choisi à la fois par l’équipe de réalisation de notre projet et par celle de « Cash investigation » de France 2 pour leurs investigations respectives : celles sur les pratiques linguistiques d’une grande entreprise étrangère, pour l’une, celles sur les fraudes au détachement, pour l’autre.
Le résultat des investigations de notre équipe, comme on le verra dans l’œuvre achevée, est la mise en évidence de la remarquable efficacité des techniques linguistiques managériales pour abaisser la barrière linguistique entre les ouvriers de langues diverses dans toute la mesure nécessaire à leur intercompréhension dans le travail commun sur le chantier, tout en permettant à chacun de travailler dans l’usage confortable de sa langue maternelle ; le tout au profit de l’efficacité de l’organisation productive et de la sécurité de tous. Éblouissant !

Sauf que le résultat de l’enquête de Cash investigation, en revanche, est de mettre en évidence dans le cas de ce chantier, la réalité de la segmentation linguistique et de ses effets pour tout ce qui ne concerne pas l’exécution et la coordination du travail des ouvriers. De fait, en rendant difficile la communication non professionnelle entre les diverses composantes nationales et linguistiques du collectif de travail et avec les autorités ou les syndicats français, elle favorise le repli et l’isolement communautaires, décourage les réactions aux violations des droits des salariés détachés, prévient les solidarités ouvrières, génère une grande difficulté de contrôle et favorise la fraude au détachement, donc le dumping social.

L’instrumentation des réalités linguistiques, dans un sens ou dans un autre, pour le meilleur ou pour le pire, parfois pour les deux en même temps comme à Dunkerque, est ainsi une des facettes des politiques linguistiques managériales ; elle est aussi une des facettes de ce à quoi conduit une certaine Europe qui oscille entre la tentation d’imposer l’anglais à tous et la faveur de fait donnée à un usage perverti de la diversité linguistique, une Europe dont l’avenir, pour cette raison liée à beaucoup d’autres, inspire bien des doutes.

A l’inverse, cela peut conduire certains à rêver d’un développement économique et social international alternatif dans le cadre d’une communauté linguistique dont on sait déjà qu’elle stimule les échanges économiques entre ses membres et améliore leur profitabilité. Avec pour autre avantage celui de favoriser l’intercompréhension, la cohésion et la solidarité des acteurs sociaux de tous les pays concernés, de rééquilibrer ainsi les rapports capital-travail et d’assurer un meilleur contrôle social et démocratique de la mondialisation dans ce cadre.
À quand donc une Francophonie économique et sociale inscrite dans une telle logique ?

Le deuxième exemple est celui de la barrière linguistique qui s’érige à l’intérieur de certaines langues. On la constate au Royaume-Uni où d’aucuns s’émeuvent (la presse britannique en a fait abondamment état) de la prolifération des « instituts » qui vendent cher aux travailleurs britanniques des classes moyennes l’apprentissage de l’anglais et de sa prononciation en usage dans la haute société, sans la maîtrise desquels même les plus diplômés atteignent rapidement le plafond de verre de leur promotion sociale. Il ne suffit donc pas de parler anglais, il faut encore parler l’anglais d’Oxford pour avoir droit à sa juste place.

En France, notre langue a aussi ses barrières internes dont les conséquences sociales sont semblables : celle en particulier qui sépare le français standard et les codes sociaux qui lui sont attachés du français des cités et de ses propres codes sociaux. Elle explique en bonne part la difficulté de certains diplômés issus des cités d’accéder aux emplois auxquels ils pourraient légitimement prétendre de même que l’échec de certaines expériences d’intégration d’autres jeunes dans des emplois de commerce, en raison de leur incapacité de parler le même français que le public auquel ils doivent s’adresser. Faut-il blâmer les employeurs qui ont renoncé ou plutôt regarder du côté de l’échec de notre école, de la mixité sociale et du reste ?
Deux exemples parmi beaucoup d’autres, pour dire seulement que dans le monde du travail et de l’entreprise, comme du reste dans d’autres sphères, l’analyse des réalités linguistiques, de leur évolution et des problèmes qu’elles soulèvent ouvre une nouvelle approche de l’état de la France et de l’Europe d’aujourd’hui et de ce qu’il conviendrait de faire pour l’améliorer. Raison de plus pour que ce projet de web doc trouve tous les soutiens dont il a encore besoin.

Thierry Priestley
Président de Demain nos langues (DNL)

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