« Il me semble essentiel de penser les francophonies au pluriel. Sur un même territoire, les réalités francophones divergent : à l’échelle de la planète, il y a des francophonies multiples qu’il convient non pas de standardiser ou de réduire, mais de mettre en lien. »
Entretien avec Haydée SILVA , responsable du département de didactique de la langue et de la littérature de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université Nationale Autonome du Mexique
Jean Claude Mairal, pour I-Dialogos
Votre conférence, à l’Université des Antilles en Martinique, dans le cadre du colloque de la Francophonie des Amériques, a été brillante et très intéressante. Je dirais même décoiffante. Des propos positifs qui font du bien, expression de la vitalité des francophonies et de la confiance dans leur dynamisme. Des propos qui tranchent avec le pessimisme et le manque d’intérêt envers la Francophonie que l’on ressent en France. Qu’est-ce qui pousse une universitaire mexicaine à se passionner ainsi pour la francophonie, dans un espace hispanophone ?
Comme Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite ! J’ai vécu en France quand j’étais enfant et j’y ai acquis non seulement la maîtrise mais aussi l’amour d’une langue qui m’était auparavant totalement étrangère. Plus tard, j’ai trouvé dans la pratique de la langue française et dans l’étude de ses expressions littéraires un espace de réflexion et de proposition, qui me permet de sortir du binarisme espagnol-anglais pour passer à une vision plurilingue et pluriculturelle. Pour moi, aujourd’hui, la langue française est un formidable outil de découverte du monde que je partage avec mes étudiants, et qui nous invite à lire aussi bien Christine de Pisan que Joséphine Bacon, François Villon que Danny Laferrière, Honoré de Balzac que Kim Thúy, pour n’en citer que quelques-uns. Puis, à partir de cette ouverture sur le monde, cela permet de retourner le regard sur nous-mêmes pour remettre en cause, ou plutôt en mouvement, les fondements de nos propres identités plurielles.
Composées de plus de 30 millions de francophones et de francophiles, les francophonies des Amériques se caractérisent par de multiples traits historiques, culturels et sociolinguistiques singuliers. Dans vos propos, vous nous avez fait voyager des terres innues à l’Argentine, en passant par la Louisiane et le Mexique. Comment la Francophonie relie-t-elle des pays, des territoires et des cultures aussi divers ?
La présence d’acteurs et d’actrices de langue française est historiquement importante sur le continent. Mais ce n’est pas une question appartenant au passé : aujourd’hui encore, dans les domaines culturel, scientifique, économique, politique, associatif et tant d’autres, la francophonie est vivante et vivace partout dans les Amériques. Le travail autour de la poésie innue contemporaine, par exemple, se développe au Mexique et en Argentine. Et il suscite des projets visant à rendre visibles aussi les autres voix autochtones sur le continent. La langue française, prise non pas comme imposition coloniale mais comme clef d’ouverture vers autrui, est à même de nous aider à sortir des sentiers battus pour construire nos propres chemins, en association avec les autres langues en présence.
Dans vos propos vous avez parlé de vos étudiants. Pourquoi s’intéressent-ils à la littérature française, à la littérature francophone ? Pourquoi un tel intérêt de la part d’étudiants vivant dans un espace hispanophone ? Comment voient-ils la francophonie et ses liens avec la France et les autres territoires et espaces francophones sur la planète ?
C’est une histoire humaine, c’est une histoire de rencontres. Le plus souvent, c’est un amour de la langue française transmis par un professeur, par un film, par un roman… qui ont su toucher des fibres intimes. Et, comme je le dis toujours en riant, les langues ne sont pas jalouses et on ne leur doit pas la monogamie. Très souvent, ce sont des étudiants qui s’intéressent aussi à d’autres expressions culturelles en anglais, en portugais, en italien, en allemand… Le français devient, comme je l’ai dit, une clef : pour découvrir le monde, mais aussi pour l’interpréter et l’apprécier autrement. C’est ainsi que les étudiants s’intéressent à Émile Zola, à Colette, à Charles Baudelaire, à Michèle Audin, à Yves Bonnefoy, à René Char, mais aussi à Emmelie Prophète, à Gary Victor, à Jean-Luc Raharimanana, à Frieda Ekotto, autant d’auteurs qui transforment notre regard sur le monde. La liste des auteurs que je cite n’est pas choisie au hasard : ce sont des auteurs que mes étudiants sont en train d’explorer en ce moment dans leurs recherches de fin d’études.
Alain Mabanckou écrit : « La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents... La littérature française, elle, nous l’oublions trop, est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. » Ces propos sont un véritable changement de paradigme, alors que pendant longtemps, la littérature française apparaissait un peu comme le phare de la Francophonie.
Tout à fait. Mais cela est en train de changer. Pour nous – je pense ici à mes étudiants, à mes collègues, à moi-même –, depuis le Mexique, faire en sorte que la littérature française descende de son piédestal n’équivaut nullement à la piétiner, mais à lui permettre de se mêler et s’entremêler à toutes les autres voix francophones. Tout comme Chahdortt Djavann peut donner envie de relire Montesquieu ou comme lire Mohamed Mbougar Sarr peut ouvrir un horizon nouveau à la lecture de Roberto Bolaño.
On peut aussi citer Tahar Ben Jelloun pour qui « La francophonie est une maison pas comme les autres, il y a plus de locataires que de propriétaires », qui par ses propos, exprime une conception universaliste de la Francophonie et pas seulement inféodée à la France.
C’est une citation que j’ai évoquée dans ma présentation et j’en partage le point de vue. Emiliano Zapata, révolutionnaire mexicain, disait « La terre appartient à ceux qui la travaillent. » Pour moi, la langue appartient à ceux qui la parlent, qui la font vivre, qui la font vibrer, et non à une quelconque institution ou à une quelconque nation. Et il est légitime de s’en prévaloir quand non seulement on la parle mais on l’aime, on la défend, on la promeut. Il vaut mieux que la langue française ait des locataires qui en prennent soin avec affection, qui la cultivent, l’enrichissent, la propagent, plutôt que des propriétaires qui ne s’y intéressent pas ou qui la mettent sous cloche au prétexte qu’elle pourrait prendre froid.
On peut également faire le rapprochement avec cette réflexion de l’écrivain et journaliste mauritanien M’Bareck Ould Beyrouk, pour qui : « Le français n’est pas la langue de la colonisation. Les colonisateurs n’avaient pas de langue, ils avaient des fusils... et une administration. Le français est un butin que nous avons razzié, et j’ai dressé autour de ce butin une tente où j’abrite mon imaginaire. »
La langue est un outil, certes, mais il est indissociable de son histoire. Et cette histoire, c’est à nous de la transformer. La belle langue française a servi des projets peu reluisants, mais elle ne porte pas en elle ce type d’intentions. Là où elle représente au Mexique la langue de l’envahisseur, elle représente aussi la langue des Lumières qui a inspiré d’indépendance. Au Mexique, c’est l’espagnol qui nous a été imposé : les textes en français circulaient sous le manteau pour diffuser des idées de liberté…
Selon les espaces géographiques et les cultures, les spiritualités et l’Histoire propre à chacun d’eux, on a une vision et une conception de la francophonie et de la langue française, différentes, selon que l’on se trouve en Afrique de l’Ouest victime de la colonisation française, au Moyen Orient, en Asie, en Europe ou aux Amériques.
Certainement, et c’est bien ainsi. C’est pour cette raison qu’il me semble essentiel de penser les francophonies au pluriel. Sur un même territoire, les réalités francophones divergent : à l’échelle de la planète, il y a des francophonies multiples qu’il convient non pas de standardiser ou de réduire, mais de mettre en lien.
Pour vous, si j’ai bien compris vos propos, la francophonie est une autre voie pour accéder au Monde, tout en citant Gilles Vigneault pour qui « La francophonie, c’est un vaste pays, sans frontières. C’est celui de la langue française. C’est le pays de l’intérieur. C’est le pays invisible, spirituel, mental, moral qui est en chacun de vous. »
Oui. Mais nous ne portons pas un seul pays, mais des continents entiers dans notre for intérieur. Une géographie plurielle à laquelle la langue française apporte sa part de richesse.
Lors de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, le président de la République française, Emmanuel Macron, a notamment déclaré : « Un Français peut parfaitement se réclamer de plusieurs appartenances linguistiques. Chacun a le droit de connaître, parler et transmettre sa ou ses langues, et c’est un droit non négociable. Toutes les langues sont égales du point de vue de la dignité. C’est pourquoi je veux que nos langues régionales soient encore mieux enseignées et préservées, qu’elles trouvent leur place dans l’espace public, en un juste équilibre entre leur rôle d’ancrage de langue régionale et le rôle essentiel de cohésion de la langue nationale. » « Chez tout être humain, écrit Amin Maalouf, existe ce besoin d’une langue identitaire. Chacun de nous a besoin de ce lien puissant et rassurant. Mais il faut entendre dans ce mot d’identité, surtout chez vous, non pas une identité contre, une identité meurtrière, mais une identité avec, qui ajoute, qui grandit, qui multiplie. Et là est précisément la force du français. Nous avons besoin de toutes ces langues, et d’une langue qui soit la même de Lille à Nouméa, de Marseille à Pointe-à-Pitre, pour nous sentir appartenir à la même entité nationale en nos différences. » Il s’adressait aux Français, mais ces propos pouvaient pleinement correspondre à beaucoup d’autres pays.
Ce que dit le président Emmanuel Macron à propos des langues dites régionales applique aussi pour les langues des peuples originaires. Défendre une vision plurilingue et pluriculturelle revient à défendre le droit à exister et à co-exister de toutes les langues et de toutes les cultures.
Je suis étonnée de cette citation d’Amin Maalouf, auteur que j’admire et dont j’ai lu presque tous les textes. Il faudrait sans doute la mettre dans son contexte, car je ne pense pas que Maalouf milite en faveur d’une langue qui doive être la même partout et qui doive fonder une appartenance nationale. Même à l’intérieur d’un même pays, voire d’une même ville ou d’un même quartier, la langue change, et c’est tant mieux. La langue a toujours été instable, elle a toujours été mue par des forces visibles et invisibles qui aboutissent à des modifications ponctuelles ou à des transformations profondes. La langue est vivante. Et elle peut nous aider à créer un sentiment d’appartenance, non pas nationale pour nous cloîtrer, mais planétaire, pour nous unir.
Le réseau international des maisons des francophonies, dont est membre la Francophonie des Amériques, parle des francophonies et pas seulement de Francophonie, car pour lui, dans les pays et les territoires francophones et francophiles, d’autres langues existent notamment le créole, pour parler des Caraïbes et de la Réunion dans l’Océan Indien. Ne doit-on pas penser la Francophonie et le rayonnement de la langue française, non de manière dominante, mais comme le lien entre populations, tout en respectant et valorisant les différentes langues présentes dans les territoires, y compris en France ?
Bien entendu. C’est pourquoi dans mon intervention j’avais choisi d’insister sur l’importance de parier sur le pluriel. La langue française, par sa proximité avec le créole ou le cajun, peut donner aux xphones (hispanophones, anglophones et ainsi de suite) de découvrir la création en ces langues longtemps minorées. La langue française permet ainsi de relier au monde ce qui a longtemps été considéré comme appartenant à la périphérie. Et le dialogue entre « périphéries » – notez bien les guillemets ! – peut s’établir grâce aux passerelles tendues par des langues mieux établies en tant que langues internationales.
Que pensez-vous des propos de Yves Bigot, président de la fondation des Alliances françaises qui écrit, dans un hors-série de L’Eléphant, « La France est le seul pays qui ne s’intéresse pas à la francophonie », ce qui fait que les Français « ne mesurent pas combien la Francophonie et la langue française sont notre force. » Pour lui, et nous y adhérons complètement, « La conscience de la force de la francophonie est notre avenir. » Et il ajoute : « Pour la nouvelle génération, la Francophonie représente un avenir culturel et géopolitique, et un futur économique crucial. » Comment faire que les citoyens, les collectivités, les associations et les entreprises françaises s’emparent et fassent leur la Francophonie ?
C’est en partie vrai et en partie injuste. Il y a beaucoup de Français qui sont ouverts à la pluralité francophone et qui y contribuent. Mais les politiques linguistiques ne suivent pas toujours. Les coupes budgétaires ont conduit le gouvernement français à réduire le soutien qu’ils apportaient autrefois à des acteurs locaux dans les pays où sa diplomatie est présente. Je regrette par exemple que la bibliothèque pédagogique Paul Rivet ait été démantelée au Mexique. Mais beaucoup de représentants diplomatiques font de leur mieux, avec les moyens à leur disposition, pour nourrir le terreau francophone.
Je ne suis pas entièrement optimiste, pas plus que foncièrement pessimiste. La récente réintroduction du français dans le système scolaire public mexicain de plusieurs États de notre république fédérale est, par exemple, un rayon de soleil. Reste à savoir si ce projet ambitieux survivra malgré les va-et-vient politiques et les contraintes budgétaires.
Faire vivre les francophonies locales requiert de l’implication active de tous ses acteurs. Récemment, les anciens étudiants mexicains qui ont suivi leur cursus en France ont créé une association d’alumni dans le but de soutenir d’autres jeunes étudiants. Je salue ce type d’initiatives.
Dans des pays comme le Mexique, où l’absence de politiques linguistiques explicites est flagrante à plusieurs niveaux, il faut s’engager dans le but de faire reconnaître l’importance du plurilinguisme, dont la francophonie fait partie. C’est un travail parfois décourageant, parfois enthousiasmant. Heureusement, nous sommes encore nombreux à le prendre à cœur.
Pour conclure, quel message laisseriez-vous aux membres de I-Dialogos et à nos lecteurs et lectrices concernant l’avenir de la Francophonie ?
L’avenir de la Francophonie est en train de s’écrire aujourd’hui. Par notre action – voire par l’absence d’action –, nous y contribuons déjà. Participons de manière à la fois raisonnée et passionnée, réaliste et optimiste, à un monde où les différentes xphonies, dont les francophonies, sauront contribuer à un monde plus juste, plus pacifique et plus humain, dans le meilleur sens du terme.