Selon un bilan du Centre d’analyse et de recherche en droit de l’homme (CARDH), on compte 551 personnes, parmi eux des médecins, enlevées pendant la période de janvier à juin 2022.
En juillet dernier, trois médecins ont été enlevés contre rançon parmi eux, Greta Lataillade Roy, médecin interniste et professeure et le Dr Pierre Antoine Saturné, qui lui, prête ses services aux centres Geskhio et à l’hôpital St-Luc, d’où il sortait lorsqu’il s’est fait enlever sur la route de Tabarre, périphérie nord-est de la capitale.
Dans un climat d’insécurité délétère où nul n’est épargné, et que l’État ne pouvant garantir la sécurité des citoyen-e-s, d’autres voient la fuite comme seule alternative.
C’est le cas du Dr Steven Lafleur (nom d’emprunt), qui prêtait ses services à l’hôpital universitaire de Mirebalais (HUM), qui pour rappel avait joué un rôle capital dans la lutte contre le coronavirus en Haïti. Dans la même période de 2020, où cette crise sanitaire frappait le monde incluant Haïti, le jeune interniste travaillait avec la peur au ventre. Recevant des appels téléphoniques d’un inconnu qui menaçait de l’assassiner. Émigré depuis deux ans, il occupe, un haut poste de chef de l’hématologie dans un Centre hospitalier française. Il nous livre son témoignage lors d’un long échange téléphonique.
« Nous étions au moins huit internistes à travailler dans cet hôpital. Comme bon nombre de mes collègues, je ne me voyais pas laisser le pays dans cette condition. J’aimais ce que je faisais sur le plan professionnel. J’avais la chance d’intégrer l’un des hôpitaux du pays qui fonctionnait le mieux. Mais le fait est que j’ai été obligé de fuir mon pays. Car je faisais l’objet de menaces de mort, et ce, régulièrement. Ce n’était pas une farce, la personne au bout du fil me connaissait, il savait que j’étais médecin. Il m’appelait dòk la. », raconte-t-il.
Pour le Dr Joseph Bernard, à la fois chef du département d’oncologie de l’Hôpital Saint François de Sales et professeur des universités, ces quatre dernières années, l’insécurité a particulièrement ciblé les médecins et autres professionnels de la santé. Une cause, dit-il, qui demeure inconnue, mais qui « interpelle, et dont il faut à tout prix déterminer la cause. La perception erronée qui pousse à voir les médecins comme des personnes aisées n’est probablement pas la seule cause », soutient-il.
Une situation qui ne manque pas de fragiliser davantage un système de santé déjà précaire
L’organisation médicale humanitaire française, Médecin Sans Frontière, dans un rapport datant du 9 janvier 2020, soulignait que « le tremblement de terre du 12 janvier 2010 avait détruit 60 % du système de santé haïtien ». Plus loin, dans ce même bilan, le chef de mission à l’époque, Hassan Issa appelait à « agir pour donner la priorité aux soins ». Selon lui, le système de santé était pris au piège d’une crise politique et économique, et est à nouveau au bord de l’effondrement.
En 2020, MSF prévenait de l’effondrement de notre système de santé, ladite organisation a aujourd’hui fermé deux de ses centres, un en 2021 (Martissant) et l’autre en 2022 (Drouillard), en raison de l’insécurité.
Les médecins quant à eux, refusent d’aller à certains endroits de la capitale, afin de se mettre le plus que possible à couvert de l’insécurité. Ce qui paralyse l’accès aux soins de santé. Pour le professeur Bernard Joseph, cela est dû « au très grand impact psychologique de l’insécurité qui affecte le mode de fonctionnement de bon nombre de médecins ».
Plus loin, le numéro 1 du département d’oncologie de l’hôpital Saint François de Sales, se montre inquiet du départ « précipité » des médecins : « Avec cette perte croissante en ressources humaines, l’accès aux soins de qualité va diminuer considérablement. La formation médicale initiale est aussi affectée, car beaucoup d’enseignants ont quitté le pays. C’est probablement une occasion de restructurer notre système de santé pour qu’il soit plus efficient et plus équitable. Si rien n’est fait, le pays sera incapable de former des médecins de qualité et en quantité nécessaire, et de garder les meilleures têtes qui quitteront le pays pour une vie meilleure. », déplore-t-il.
Même s’il n’existe pas à ce jour de rapport officiel sur le nombre de médecins qui ont laissé le pays, pendant ces deux dernières années, la réalité n’est autre que nous faisons face à une énième fuite de cerveau vers d’autres pays, nous a expliqué, le sociologue et spécialiste des migrations haïtiennes, Bodeler Julien. « À chaque moment de crise sociopolitique, nous perdons une quantité de professionnel. e. s expérimenté. e. s », s’est défendu le sociologue Bodeler Julien qui prend en exemple, la fin des années 50 et le début des années 60, périodes auxquelles le pays connaît la dictature féroce des Duvaliers. « Cette fuite ne s’est jamais arrêtée. L’un des plus grands défis, c’est qu’on est dans l’impossibilité de trouver des données fiables sur le nombre des personnes qualifiées et autres qui ont immigré. C’est ce qui fait que souvent, on a tendance à considérer l’ampleur à partir de ce qui est visible, comme l’insécurité. », affirme-t-il en qualifiant cette forme d’immigration de « forcée » et qui dit-il aura de grandes conséquences sur le pays.
Selon un rapport d’Emigration and Brain Drain : Evidence From the Caribbean, sorti en 2006, 84 % des diplômés universitaires ont quitté le pays. En vue de stopper cet exode, le Dr Bernard Joseph, suggère aux autorités de bien penser leur réponse. Car, selon lui, « même si personne n’est certes, irremplaçable, il faut du temps pour remplacer des cadres perdus, particulièrement en sciences de la santé où la formation est longue et coûteuse ».
« L’émigration de nos cadres est un cadeau fait par Haïti au reste du monde. »
« Ces pays d’accueil bénéficient de capitaux dans lesquelles ils n’ont pas investi. C’est vraiment un cadeau que Haïti est en train de faire au reste du monde. Haïti a mobilisé toutes ses ressources pour former un ensemble de cadres, mais pour les autres pays. Pour mieux vous expliquer, Haïti est un pays pauvre qui finance le développement des autres pays. En finançant leur éducation que ce soit en secteurs public ou privé, qui comprend l’école primaire, secondaire et université. », souligne l’économiste Enomy Germain.
L’auteur du livre « Pourquoi Haïti peut réussir ? », en exprimant sa lecture de cette crise migratoire, a fait savoir que ces médecins et autres professionnels qui prennent la fuite ne le font pas, parce qu’ils ne peuvent pas trouver un emploi ou un salaire décent, mais que c’est l’insécurité qui les pousse à l’exode.
« J’aurais préféré rester. C’est dommage qu’Haïti ne puisse pas bénéficier de mon savoir. », regrette Monsieur Steven Lafleur, en qui l’État a investi. Tout comme l’économiste l’a souligné, Steven Lafleur fait partie de ces Haïtiens qui ont bénéficié de l’éducation publique à un prix dérisoire. Il a été scolarisé à l’école nationale Smith Duplecy, puis fréquenta les lycées Daniel Fignole et Antenor Firmin et ensuite fait ses études supérieures à l’Université d’état d’Haïti, la Faculté de médecine et de pharmacie.
Tous n’ont pas la même chance, si l’interniste Steven Lafleur semble très bien réussir sa vie en intégrant un grand poste dans ce centre hospitalier, d’autres peinent à s’intégrer. Le cas de ce médecin de 40 ans, Roberto Peigne fuyant l’insécurité en Haïti et qui s’est fait abattre en juillet dernier dans sa voiture, lors d’une fusillade, près de Southwest Ewing Avenue et Southwest Addie Street à Port St Lucie, dans l’État américain de la Floride. Dr Peigne s’était converti en chauffeur-livreur en attendant d’obtenir sa licence médicale, nous apprend le média en ligne Rezo Nodwès.
Le malencontreux sort du médecin Roberto Peigne, semble ne pas décourager des médecins fraîchement diplômés qui comme leurs pairs n’ont pour seule réponse face à une tentative de kidnapping ou d’assassinat, que l’émigration. Passer le test « United states medical licensing examination » dit USMLE, pour intégrer le système de santé américain, leur mission.
« L’insécurité qui sévit dans le pays nous inquiète et a beaucoup d’impacts sur nous. À un point tel qu’un grand nombre des étudiant. e. s commence à préparer le test USMLE. J’ai fait le choix, de me consacrer entièrement à mon pays. Si un jour, je suis victime peut-être que je changerai d’avis. », ajoute cet étudiant de l’Université Notre-Dame d’Haïti en résidence de médecine, Kerry Norbrun.
Pour conclure, l’économiste met en garde contre une carence généralisée de gens qualifiés si rien n’est fait pour garantir la sécurité.
« Sur le long terme, l’insécurité nuit au développement du pays. Le pays fera face aux conséquences, lorsqu’il connaîtra des difficultés à trouver des cadres pour remplir quelques fonctions ».
Article écrit dans le cadre de la création d’un réseau international de jeunes journalistes enquêtant sur les Objectifs de développement durable afin de sensibiliser les populations au respect de ceux-ci.
Organisation Internationale de la Francophonie ; Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (France) ; Ministère de la Francophonie (Québec) : Principauté d’Andorre.
Avec le soutien de l’École supérieure de journalisme de Lille (France) et de l’Institut francophone du Développement durable (Québec).