FOIRE INTERNATIONALE DU LIVRE DE OUAGADOUGOU
17e édition (22-26 novembre 2023)
Au moment de prendre la parole, à l’occasion de la 17e édition de la Foire internationale du Livre de Ouagadougou (Filo) dans le cadre de la série d’hommages anthumes et posthumes que la Nation, à travers le ministère de la Communication, de la Culture, des Arts et du Tourisme (MCCAT), j’ai voulu rendre hommage aux « meilleurs d’entre nous », je revois, pour recourir à la riche iconographie catholique l’image du Christ voulant se faire baptiser par Jean. Je repense aux propos de ce dernier lui disant qu’il n’était pas digne de lui ôter les sandales.
Me vient aussi en mémoire la réflexion du collègue Hamadou Mandé dans la préface à Étranges étrangers :
Jamais, je n’aurai imaginé préfacer un ouvrage du Pr Jean Pierre Guingané car, comme beaucoup d’autres, je fus son étudiant, et l’ordre des choses aurait voulu que ce fût le maître qui mette sa crédibilité au service du disciple. Mais la mort bouleverse toujours les préséances. Si j’ai accepté la lourde tache de rédiger une préface à cette publication […] de Jean Pierre Guingané, c’est tout simplement mû par la conviction qu’il s’agit pour moi d’accomplir un devoir de mémoire. Devoir de l’apprenant envers son précepteur. (J. P. Guingané, 2021, p.5).
L’extrait, ci-dessus, est en phase avec ma situation actuelle. En temps normal, c’est au doyen dont les œuvres m’ont inspiré de m’honorer. Mais, dans le « cas Mandé », comme dans le mien, la mort a bouleversé l’ordre des préséances. A l’instar donc du collègue, par devoir de mémoire et de reconnaissance, j’ai accepté de me joindre à l’hommage à Roger Timbila Théodore Nikiéma. Autrement, et pour revenir à Jean, dans le Nouveau Testament, je ne suis pas digne de lui ôter les sandales.
Mon propos, encadré par une introduction et une conclusion, est structuré autour de trois points. Le premier est un rituel. Il consiste à demander une minute de silence à la mémoire de l’illustre disparu. Le deuxième est consacré au rituel de remerciements. Le troisième qui concerne l’hommage proprement dit porte sur la place de l’auteur dans le champ littéraire burkinabè et la réception de ses œuvres.
La minute de silence
Les remerciements
« Si la chèvre consomme des fruits de karité, elle doit remercier le vent. » Dans la logique de cet énoncé sentencieux, plusieurs fois millénaire, je voudrais exprimer mes sincères remerciements au Comité national d’organisation (CNO) de la 17e édition de la Filo ainsi qu’aux plus hautes autorités du MCCAT pour l’initiative louable de rendre un hommage mérité à nos « Trésors humains » vivant ou pas.
Toute ma gratitude également à l’endroit de la directrice du livre et de la lecture publique et au confrère Parfait Ilboudo pour m’avoir associé à l’activité en me demandant de prendre en charge l’hommage au doyen Roger Nikiéma. J’ai eu le privilège de le rencontrer, pour la première fois, le 3 août 2012 au Centre national des Arts, des Spectacles et de l’Audiovisuel (CENASA). 9 ans avant sa mort, en 2021. Il y dédicaçait sa dernière publication littéraire, L’Hier de Koss-Yam par les éditions Jethro.
Ainsi que le laissait sous-entendre l’introduction, mon propos ne consiste pas à présenter l’homme. Il est déjà bien connu. Sur le sujet, les plus jeunes pourront découvrir ou redécouvrir son parcours dans La Littérature burkinabè : l’histoire, les hommes, les œuvres de Salaka Sanou (2000, pp. 123-125) ou sur Wikipédia. Mon propos-hommage n’est pas non plus un recueil de témoignages. Pour les anecdotes croustillantes, les uns et les autres pourront se référer à l’interview édifiant : « Roger Nikiéma, directeur de la Radio Salankoloto : Le parcours d’un pionnier du journalisme au Burkina Faso ». Publié par le journal en ligne Le Faso.net le 7 juillet 2019, il a été repris par le site agora francophone sous le titre « Roger Nikiéma : le parcours d’un pionnier du journalisme ». Il y raconte bien de faits curieux à l’instar de la façon rocambolesque par laquelle il est arrivé au journalisme.
Journaliste, patron de presse, etc. Roger Nikiéma fut un homme-pluriel. Mais, Foire du livre, oblige, mon hommage est une focalisation sur la figure de l’écrivain. Dans Emergence des pratiques littéraires modernes en Afrique francophone, Dakouo (2011 : 15) écrit et à juste titre : « Perdu dans les profondeurs du texte, le [critique] a tendance à "oublier" les conditions matérielles du texte, celles du support et des conditions de sa fabrication. » Sous cet angle, il ne s’agit pas ici de faire l’herméneutique des œuvres de Nikiéma (critique in ») mais de déterminer sa place dans le champ littéraire national et la réception de ses œuvres en termes de métatextes critiques.
Roger Nikiéma, un pionnier…
La notion de champ, selon P. Bourdieu, renvoie à un signifié en phase totale avec l’approche de G. Sapiro :
Le champ désigne simultanément un espace de positions qui se définissent les unes par rapport aux autres en fonction de la distribution inégale du capital spécifique, et un espace de prises de position inscrites dans une histoire, qui prennent également sens les unes par rapport aux autres, constituant en même temps un champ de concurrence et de luttes pour l’imposition de la définition légitime de la littérature. (2021, En ligne).
A l’instar du champ magnétique (physique) dont il est une métaphore, le champ littéraire (littérature) est aussi un champ de forces et de luttes. Autrement dit, un espace de prises de positions, par conséquent, de positionnement/repositionnement entre agents (créateurs/auteurs vs producteurs/éditeurs ; vieux écrivains vs jeunes écrivains, etc.) mais aussi entre genres (roman vs nouvelle ; poésie vs théâtre, etc.) Les agents les plus dotés de capitaux spécifiques sont généralement ceux qui occupent, conséquemment, une position dominante dans le champ. Qu’en est-il de Roger Nikiéma ?
Le natif de Konioudou n’a pas à son actif beaucoup de capitaux spécifiques. Pour autant, il n’est pas à la périphérie du champ littéraire national. Bien au contraire, Il y occupe une position centrale en tant que génial pionnier ou logothète (« fondateur de langage » pour reprendre le mot de Barthes.
À titre illustratif, c’est l’édition des Deux Adorables Rivales suivie par Les Soleils de la terre, par les éditions Clé à Yaoundé, en 1971 qui marque la naissance officielle de la nouvelle dans le champ littéraire burkinabè. Il sera suivi par « Avance mon peuple » de A. Nyamba, primé au Concours de la meilleure nouvelle de langue française en 1972 et édité en 1973 dans le cadre du N° 2 de la « Collection 10 nouvelles de… »
Son recueil, Mes flèches blanches, édité par les Presses africaines à Ouagadougou en 1981 constitue pratiquement le texte pionnier de la poésie pour enfants au Burkina Faso. Précurseur, il avait déjà participé, en 1975, avec Augustin Sondé Coulibaly et Issiaka Soumaila Karanta au recueil collectif Poèmes pour enfants publié par l’Institut culturel africain (ICA).
Dans le domaine du roman, après la parution du Crépuscule des temps anciens de Nazi, en 1962, il a fallu attendre une demie décennie, 1967, pour qu’un autre Burkinabè publie un deuxième roman. C’est Roger Nikiéma, avec Dessein contraire aux Presses africaines de Ouagadougou. Vu sous ce prisme, il constitue aussi avec Nazi Boni, les pères-fondateurs du romanesque burkinabè.
Ainsi qu’il apparaît, il est difficile de parler de la littérature burkinabè écrite sans évoquer Roger Nikiéma. C’est si peu dire donc que l’homme occupe une position dominante dans le champ littéraire national. C’est à juste titre que la Filo rend hommage à ce Commandeur de l’Ordre National et Médaillé d’argent du mérite du travail.
Que dire de la réception de ce pionnier des lettres burkinabè ?
Mon propos, à ce niveau et sur le plan épistémologique, s’appuie sur la théorie de la réception. En tant que « critique off », elle porte surtout sur le lecteur, sur les conditions dans lesquelles les œuvres produites par les auteurs sont reçues (succès vs insuccès). L’École de Constance construit sa théorie sur la tension entre : la permanence du texte et l’impermanence de la lecture. Pour ses théoriciens : « la littérature en tant que continuité événementielle cohérente ne se constitue qu’au moment où elle devient l’objet de l’expérience littéraire des contemporains et de la postérité — lecteurs, critiques et auteurs —, selon l’horizon d’attente qui leur est propre ».
Le propos se concentre sur un type particulier de lecteurs, les critiques. D’où la notion de métatextes critiques au sens de Genette, c’est-à-dire commentaires critiques. De mes investigations, il apparaît que le premier travail de critique (universitaire) entièrement et exclusivement consacré à Roger Nikiéma remonte à 1995. C’est l’article de Salaka Sanou « Mes flèches blanches ou Roger Nikiéma et la poésie illustrée pour enfants » publié dans la revue Matatu.
Depuis, et sans doute du fait de l’impermanence de la lecture et de la dynamique propre à l’horizon d’attente, il y a un regain pour les œuvres de Nikiéma du point de vue de la critique universitaire. Il est de plus en plus en pris en charge dans les mémoires de master, les thèses de doctorat et les ouvrages critiques.
A titre illustratif, de nombreuses pages lui sont consacrées dans La Littérature burkinabè : l’histoire, les hommes, les œuvres de S. Sanou (2000) et dans Emergence des pratiques littéraires modernes en Afrique francophone de Y. Dakouo (2011). Il en est de même dans L’Évolution de la nouvelle burkinabè de A. Kantagba (2013), « Les Traits caractéristiques de la nouvelle burkinabè » de I. Go (2016). Ses poèmes figurent en bonne place dans le corpus de la récente thèse de doctorat de Sandrine P. Kientega intitulée Analyse stylistique de la poésie francophone pour enfants au Burkina Faso.
La littérature burkinabè écrite est passée d’une « littérature en instance » selon le mot de Bernardin Sanon ainsi qu’on la qualifiait, il y a quelques décennies, à une littérature émergente (Salaka Sanou) ou post-émergente (Jean Marie Grassin). Cela grâce à l’engagement et aux sacrifices des pionniers des lettres burkinabè, comme R. Nikiéma qui ont tenu coûte que coûte à écrire et à éditer des œuvres parfois même à compte d’éditeur.
La réflexion-hommage montre que Roger Nikiéma occupe indéniablement une position dominante dans le champ littéraire national du fait de son statut de génial pionnier qu’il s’agisse dans le domaine de la prose (roman et nouvelle) ou de la versification (poésie pour enfants). Par ailleurs, le métatexte critique que suscite sa production littéraire ces dernières décennies, même s’il est à encourager au regard de sa place importante dans le champ contribue déjà à son (re) positionnement autrement que par sa qualité de pionnier.
Puissent d’autres travaux renforcer le présent hommage pour une plus grande visibilité de R. Nikiéma qui est un des plus grands écrivains du Burkina Faso. Sous ce prisme, Dakouo (2011, p.13) écrit à juste titre : « […] il faut qu’il y ait des critiques plus “proches” pour parler “beaucoup” de ces écrivains inconnus de France, de Belgique, de Québec ou des grandes maisons d’édition du Nord, pour parler de ces écrivains “qui dans leur propre pays jouent un rôle important sans pour autant sortir des limites nationales’’ ».
Je finis mon propos en paraphrasant la devise du panthéon français : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ».
« À Roger Nikiéma la Nation reconnaissante ! Reposez en paix sous la terre libre du Faso ! »
Je vous remercie.