Le narrateur, et donc la main qui le guide, est un joueur d’échec, à double titre... Joueur d’échec il est car le roman tourne autour de l’échiquier sans relâche. Il est un joueur d’échec, c’est un constat. Mais il l’est aussi par sa manière de prendre en main la destinée du roman ! Les fausses pistes, les coups en douce, les ruses savamment réfléchies sont nombreuses. Coup après coup, comme un cavalier dont l’avance déroute ou comme un fou qui traverse le champs de bataille en diagonal, le grand maître soviétique nous perd... il décrit les parties pour mieux parler de lui, il met sa propre vie sur la table pour mieux nous confier ce qu’est l’URSS, il s’épanche sur sa presque parfaite dextérité à déplacer les pièces pour mieux nous montrer qu’il ne sera jamais « le » champion qu’il aurait voulu être... mais aurait-il vraiment voulu être « le » champion, sans doute non ; il vénère trop ceux qui le sont et qu’il a la chance infinie de côtoyer.
Étrange roman, lent comme une partie d’échec, rythmé par de fulgurantes répliques, pédagogique autant qu’intime... le lecteur avance comme le joueur avance dans le tournoi. Il doit s’adapter. S’adapter aux hasards de la vie, s’adapter à ce qu’on ne peut changer, savourer ce que l’on est même si le monde des étoiles est inaccessible. L’important est d’avancer...
EXTRAITS
Je finis le repas rasséréné... j’ai toujours été ainsi : je suis un optimiste. Mes accès de noirceur durent rarement, et ne résistent presque jamais à quelques bons verres. On a souvent interprété cela comme de la nonchalance, comme si je ne prenais pas le jeu assez au sérieux... Certains ont vu dans ce trait de caractère la raison expliquant que je n’ai pas eu une carrière tout à fait à la hauteur de ce que mon talent laisser espérer.
Ce jugement contient sans doute une part de vérité. Oh ! Pour ce qui est de travailler, j’ai travaillé ! Des heures et des heures d’analyse et de préparation : j’ai fait mon métier sans tirer au flanc. Mais je n’ai jamais été un fanatique... Je n’ai jamais repoussé les limites de la fatigue, je ne me suis pas coupé du monde, je n’ai pas arrêté de vivre à chaque défaite.
Je me souviens de cette année 1972 et du « match du siècle » entre Fischer et Spassky. N’appartenant pas à l’équipe de secondants de notre champion, je n’étais pas à Reykjavik mais à Moscou où je commentais les parties pour un journal local. J’étais contraint d’afficher un patriotisme de façade, la certitude que notre héros socialiste allait vaincre l’infâme Américain... J’avais néanmoins la conviction qu’il n’en serait rien... pourtant, j’avais pour Spassky une admiration sans bornes et le tenais pour l’un des jours les plus doué de tous les temps – peut-être ne l’était-il pas moins que Fischer. Mais Spassky me ressemblait, en mieux et en pire : plus talentueux mais moins acharné, aimant la vie, le tennis, le bon vin et les femmes... Lui aussi faisait son métier, et à un niveau exceptionnel... Mais il ne serait pas mort pour lui.
Fischer, si – c’était un moine-guerrier... (page 67, 68)
Quand je suis arrivé en France, en 1982, j’ai mesuré que ces années passées à seconder Karpov constituait à l’étranger mes plus hauts titres de noblesse. Que j’aie gagné dans les années 70 un championnat d’URSS ; que j’aie été quinze ans durant membre de la meilleure des équipes nationales ; que j’aie affronté tout ce que l’après-guerre a connu comme champions... cela impressionnait à peine. Par contre, j’étais un secondant de Karpov, je portais en moi une part de champion du monde : les Français, pourtant si fiers de leur laïcité, me témoignait le respect qu’on voue aux figures eucharistiques.
A quelques années près, j’aurais pu ajouter à cette gloire du secondant celle, encore supérieur, du dissident... Mais je n’ai été qu’un russe venu s’installer en France, pas un rebelle passant à l’Ouest... D’abord, parce que j’ai été discret : je n’avais jamais manifesté d’insoumission au régime quand je vivais en URSS, et les raisons de mon départ n’étaient que très vaguement politiques – je n’ai pas voulu maquiller cette vérité en me découvrant d’un coup, à distance, une âme d’opposant. Ensuite parce que, de toute façon, la dissidence soviétique était passé de mode : Soljenitsyne et quelques autres avaient occupé la place, Korchnoi avait joué ce rôle pour ce qui était du microcosme échiquéen, le charme de la nouveauté s’était évanoui... Mis à part les anti-communistes les plus fanatiques, les Occidentaux avaient autre chose à faire que de se pâmer devant chaque nouvel arrivant en provenance de la prison d’en face.
Un peu après, l’attention occidentale allait de nouveau se focaliser sur mon pays, mais pour saluer le courage des réformateurs, de ceux qui, dans la foulée de Gorbatchev, tentaient de changer le système de l’intérieur... l’héroïsme n’était plus d’avoir fui, c’était d’être là-bas et de se battre, c’était de faire comme Kasparov à l’interruption de son premier match contre Karpov : oser des critiques, oser une certaine liberté de parole... Ledit Kasparov, membre du parti, protégé par Botvinnik, disposait pourtant d’appuis influents au Comité des Sports - en tout cas plus que je n’en ai jamais eus... Mais il était là au bon moment, il avait le style impétueux qu’il fallait, et le verbe alerte : il put devenir une icône de la jeune garde, comme une rumeur de la perestroïka à venir, renvoyant Karpov au rang de symbole d’un régime honni... Korchnoi avait été un héros par sa fuite, Kasparov le fut par sa résistance, et moi je resterai entre les deux, parti trop tard ou trop tôt pour mériter une quelconque célébrité – et cela m’allait très bien. (Page 98, 99, 100)