« Vous êtes arrivés trop tard », dit Melik Matevosyan en m’accueillant : il était sept heures du matin, le jour s’était levé depuis à peine une heure, mais les ours étaient probablement déjà retournés dans la forêt, à l’abri des regards. « On va quand même essayer de faire quelque chose », promet-il, en scrutant attentivement la montagne. D’abord à l’œil nu, puis à l’aide de jumelles ; pendant plusieurs minutes durant lesquelles nous restons tous silencieux dans l’attente d’un signe provenant du versant de la montagne en face, de l’autre côté de la rivière Yeghegis.
Le village de Shatin, situé à quelques kilomètres de Yeghegnadzor, dans la région du Vayots Dzor connue notamment pour la production viticole d’Areni, abrite un observatoire de chèvres sauvages (bezoar) et d’ours. Ancien professeur de science militaire désormais à la retraite, Melik accueille chaque jour des visiteurs, locaux et étrangers, venus observer les animaux sauvages. Du petit balcon situé en contrebas du verger de notre hôte, nous profitons d’une vue panoramique sur la montagne rocailleuse.
- Melik
L’observatoire est né d’un projet financé conjointement par les gouvernements arménien et norvégien, en lien avec des ONG et associations telles que WWF et Safari. Le programme débuta en 2009 et dura cinq ans ; il ne fut pas renouvelé : Melik en assure désormais la gestion indépendamment. Dans la zone du village de Shatin, on dénombre entre 600 et 700 chèvres sauvages bezoar, ancêtres de la chèvre domestique, qui figure aujourd’hui sur le Livre rouge. Depuis quelques années, grâce aux efforts des ONG, l’espèce en danger est de nouveau en expansion. L’observatoire de Melik offre le meilleur emplacement pour observer ces animaux sauvages dans toute leur grâce.
- Une chèvre sauvage bezoar
Même si l’on ne connaît pas leur nombre exact ni approximatif, la population ursine semble également augmenter, grâce à un contrôle plus efficace de la part du gouvernement et des ONG. La chasse est totalement interdite et sévèrement réprimée par une amende s’élevant à trois millions de drams, c’est-à-dire environ cinquante fois le salaire mensuel minimum local. En 2017, deux ours, Dasha et Masha, qui étaient maintenus en cage depuis plus de dix ans dans la cour d’un restaurant de la capitale pour attirer les clients curieux, furent enfin libérés grâce à la lutte menée par l’ONG International Animal Rescue, en lien avec le gouvernement arménien et la Foundation for Wildlife and Cultural Heritage (FPWC) qui œuvre en Arménie depuis 2010. Selon la FPWC, environ quatre-vingts ours seraient encore illégalement maintenus en cage par des particuliers en Arménie. Quelques années auparavant, un zoo privé qui abritait entre autres des lions et des ours fut fermé à Gyumri, deuxième ville du pays, leur redonnant des conditions de vie décentes.
« Et c’est très bien ainsi… », affirme Melik, qui se souvient du chaos des années 1990, consécutives à la chute de l’URSS, durant lesquelles le pays, comme nombre d’autres ex-républiques soviétiques, fut plongé dans une multitude de crises à tous les niveaux - géopolitique, énergétique, économique, sociale... Les conséquences furent désastreuses notamment dans les domaines de l’écologie et de la préservation de la biodiversité : déforestation sauvage, braconnage, etc. Aujourd’hui, les conséquences de l’ère soviétique et des années qui suivirent sa chute ne sont pas encore totalement régulées, malgré tous les efforts mis en œuvre. La baisse du niveau des lacs et des rivières, conséquences d’une exploitation anarchique des ressources aquatiques avec notamment l’installation de nombreuses petites centrales hydroélectriques un peu partout dans le pays, ont eu comme conséquences la disparition de nombreuses espèces de poissons. Est-ce une des raisons pour lesquelles les ours se rapprochent de plus en plus des villages ? Probablement, selon notre hôte, car le poisson est une source importante de l’alimentation des ours.
Même si les ours attaquent rarement les humains, nous rassure Melik, il y a néanmoins de plus en plus de dommages causés par leur nombre croissant. Récemment, un villageois fut défiguré par un ours, rencontré malheureusement lors d’une cueillette en montagne, raconte Melik : il fut transporté à l’hôpital à Erevan où il subit actuellement des interventions chirurgicales plastiques. Souvenons-nous également du randonneur polonais qui fut attaqué mortellement par un ours alors qu’il grimpait le mont Aragats, le plus haut sommet d’Arménie, en 2019.
Pour Melik, la proximité des ours est de plus en plus difficile, même s’il n’a jamais subi physiquement de dommages : les ours préfèrent les arbres fruitiers de son verger. Chaque nuit ou presque, ils descendent du versant en face jusqu’à la rivière, puis remontent vers le village où se trouve le jardin abritant des cerisiers, mûriers, poiriers, abricotiers, etc. Faute de pouvoir cueillir, ils cassent les branches afin d’en faire tomber les fruits, et entamer le festin. Désemparé par cette situation, Melik a été contraint d’installer des fils barbelés autour des mûriers, les favoris des ours ; mais la solution, selon lui, serait d’emmurer le verger. Une solution coûteuse qu’il n’a pas les moyens de s’offrir.
- Arbre cassé par un ours
Il a trouvé ! Il nous tend les jumelles en nous indiquant l’emplacement des ours, pendant qu’il règle le télescope. Je découvre alors un spectacle époustouflant d’une ourse avec ses trois petits. On les voit creuser, se rouler par terre, jouer et courir, pendant que la mère semble chercher de quoi se nourrir. Nous sommes émerveillés, tandis que Melik les regarde comme il regarderait ses voisins. « À force de les regarder, dit-il, j’ai fini par sentir leur présence, je sens leur mouvement sur la montagne en face », capable de les repérer à l’œil nu. Lors de ma deuxième visite, nous avons pu observer un jeune ours, âgé d’un an et demi ou deux, qui selon Melik venait de se séparer de sa mère : c’était le soir à la tombée de la nuit, il était descendu vers la rivière en quête de nourriture.
- Un ours
Ce jour-là, des touristes allemands étaient venus visiter l’observatoire : Melik fut étonné d’apprendre qu’il n’y a pas d’ours en Allemagne, lui qui est si habitué à vivre à leur côté…
Cette rencontre avec les ours et notre guide m’a rappelé le film documentaire de Werner Herzog, Grizzly Man, relatant l’histoire de Timothy Treadwell, un Américain originaire de Long Island qui durant treize années a passé chaque été en Alaska dans le parc naturel de Katmai auprès des ours, sans armes et le plus souvent seul. Amoureux des ours, il voulait être la preuve vivante que les humains pouvaient cohabiter avec eux. Durant ces treize étés, il captura des images d’une grande intensité : on peut le voir côtoyer les ours de près, leur parler, jouer avec eux parfois, tandis qu’eux n’ont pas l’air de faire vraiment attention à lui malgré tout l’amour qu’il leur porte, lui qui s’était autoproclamé leur protecteur. Conscient du danger d’une telle proximité, il continuait malgré tout son entreprise, d’année en année. En 2003, lui et sa compagne Amie Huguenard qui l’avait accompagné furent dévorés par un ours ; il laissa derrière lui des centaines d’heures de rushes, que l’on retrouve deux ans plus tard dans le film du réalisateur allemand.
Pour notre hôte, la protection des ours ne suffit pas, il faudrait un suivi qui se caractériserait non seulement en un traçage minutieux, mais également en une compréhension plus globale de la biodiversité, et une prise en charge réelle pour la protection des villageois. Car l’animal préféré des peluches pour enfants est loin d’être tendre, au mieux il peut être indifférent, au pire meurtrier...