Ecrire un texte engagé
La chute de Camus mérite de nombreux articles concernant le contenu de l’œuvre. Cependant, il me semble qu’il est nécessaire de revenir sur ce chef-d’œuvre. Je débuterai cet essai sur une citation issue de l’œuvre elle-même :
“Il s’ennuyait, voilà tout, il s’ennuyait, comme la plupart des gens. Il s’était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l’explication de la plupart des engagements humains. Il faut que quelque chose arrive, même la servitude sans amour, même la guerre, ou la mort. Vivent donc les enterrements !”
Celle-ci s’insère dans la fiction, mais se démarque particulièrement pour la véracité de son propos. Camus a la spécificité de traiter, dans sa fiction, des points philosophiques importants. Ces points renvoient directement au titre qui est révélateur non pas d’une seule chute, liée à celle de la jeune femme du roman, mais à plusieurs chutes que le personnage principal racontera petit à petit. La chute elle-même a son importance, mais ce sont les répercussions de celle-ci sur le personnage qui amorcent le roman.
Dans un monologue, J-B Clamence évoque tous les passages de sa vie, les bons et les mauvais. Il est le reflet d’un seul homme qui représente toute l’humanité. Cela se dévoile à travers ses réflexions et je m’arrête sur celle de la citation. Le livre entier mériterait d’être transcrit et analyser tant il regorge de philosophie concernant l’humain et la vie. Cependant, c’est surtout sur comment vivre cette vie en tant qu’humain. Vaut-elle ou non la peine d’être vécue. En mettant en parallèle les drames et les enterrements, Camus pointe ici un aspect révélateur des facultés humaines. Surtout celles qui permettent de « s’auto-saboter ». Si j’utilise ce terme « d’auto-sabotage » c’est parce qu’il est développé dans l’intégralité du monologue de Clamence et cela qu’importe le domaine qu’il évoque. Il s’exprime dans un bar face à un inconnu pour lui livrer toutes ses réflexions intérieures après cette fameuse chute sur le pont. Son regard est plus objectif concernant son propre comportement qu’il relate. Il peut donc l’expliquer avec l’intégralité des circonstances qu’il connaît pour atteindre une conclusion.
Pour revenir à la citation, que je trouve très lourde de sens, la thématique reprise est celle de l’ennui et les répercussions de celui-ci sur le comportement humain. Ici, l’ennui provoque le drame. Il faut que quelque chose arrive sinon l’humain cherchera, dans les évènements qui gravitent autour de lui, un élément pour tuer cet ennui. S’il n’en trouve pas, il l’inventera. Le personnage devient le reflet de l’humanité dans cette quête et cela passe aussi par les actions les moins nobles de notre comportement. Le livre se termine sur une conclusion importante, l’absurde de la vie selon Camus se résume à cette vie d’habitudes qui dénature le sens même de vivre. Tout se passe dans une première action qui se répète encore et encore, de façon presque mécanique, à tel point qu’il n’est plus possible de revenir dessus sans y être obligé par un évènement ou un autre. Mais se confronter à nos propres erreurs demande beaucoup de courage. Le personnage de Clamence le démontre très bien, celui-ci fait preuve de courage, car il n’a plus le choix de s’y confronter. Il était tellement habitué à ne voir que lui, en fonction de lui et selon lui, qu’il n’a pas porté secours à cette femme en détresse. Le son de cette chute reste gravé dans sa mémoire. Sa « non-action » ne peut être mise de côté. Il est obligé d’admettre ce qu’il a fait, mais il ne le fait pas seul avec lui-même, ou encore avec ses proches, mais face à un inconnu dans un bar. Il se décharge sur l’autre après avoir compris qu’il n’y avait jamais réellement eu « d’autre » dans sa vie. Il n’y avait toujours eu que lui.
Malgré l’abondance et le non-manque matériel dans sa vie, Clamence découvre le vide et se place en observateur de son propre comportement. Cette méthode renvoie à l’introspection. Lire une page de La chute c’est prendre le risque de ne plus voir les choses de la même façon. Si cette citation est si forte, je suppose que c’est grâce à sa portée universelle. Tout le monde peut se mettre à la place de cet homme qui décide de vider son sac dans un bar. Tout le monde peut se mordre les doigts pour une action qui aurait dû se faire. Tout le monde est Clamence. Chacun à sa hauteur bien sûr. Être irréprochable ou faire de nombreuses erreurs ne rend pas la vie plus facile à vivre, cela est bien explicité par le personnage principal. Et la philosophie de Camus tourne autour de cela. Malgré tous les hauts et les bas, chacun se réveille le matin pour continuer à vivre automatiquement. Par habitude.
Je terminerai sur ce passage :
« Comment je sais que je n’ai plus d’amis ? C’est très simple : je l’ai découvert le jour où j’ai pensé à me tuer pour leur jouer une bonne farce, pour les punir, en quelque sorte. Mais punir qui ? Quelques-uns seraient surpris ; personne ne se sentirait puni. J’ai compris que je n’avais pas d’amis. Du reste, même si j’en avais eu, je n’en serais pas plus avancé. Si j’avais pu me suicider et voir ensuite leur tête, alors, oui, le jeu en eût valu la chandelle. Mais la terre est obscure, cher ami, le bois épais, opaque le linceul. Les yeux de l’âme, oui, sans doute, s’il y a une âme et si elle a des yeux ! Mais voilà, on n’est pas sûr, on n’est jamais sûr. Sinon, il y aurait une issue, on pourrait enfin se faire prendre au sérieux. Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n’avez droit qu’à leur scepticisme. Alors, s’il y avait une seule certitude qu’on puisse jouir du spectacle, cela vaudrait la peine de leur prouver ce qu’ils ne veulent croire, et de les étonner. Mais vous vous tuez et qu’importe qu’ils vous croient ou non : vous n’êtes pas là pour recueillir leur étonnement et leur contrition, d’ailleurs fugace, pour assister enfin, selon le rêve de chaque homme, à vos propres funérailles. Pour cesser d’être douteux, il faut cesser d’être, tout bellement. » (La chute, p79-80)
Ce passage reprend ce que j’ai énoncé précédemment. Le rapport entre le drame et le doute, il faut qu’un drame arrive pour être pris au sérieux. Avant cela, chacun apportera son jugement et interprétation. Pour vivre, il est nécessaire d’apprendre à mourir. Sans quoi, la vie ne sera jamais vécue, elle passera juste comme des grains de sables qui tombent dans le fond d’un sablier. Sartre disait dans Huis clos « L’enfer c’est les autres. ». Il dit aussi dans sa conférence L’existentialisme est un humanisme : « nous sommes nos choix. ». Alors l’enfer que l’humain se créer dépend de soi ou des autres ? Camus répond indirectement avec cette œuvre, l’enfer se trouve déjà sur terre, il suffit de vivre automatiquement sa vie pour s’en rendre compte. L’autre ne sera qu’un reflet de nos habitudes et réactions.
Montaigne, du haut de sa tour, observait l’autre pour se connaître lui, à travers le personnage de Clamence, malgré la gravité de ses actions, il est tout à fait possible d’apprendre à se connaitre soi. Grâce ou à cause des mauvaises actions, l’introspection du personnage oblige le lecteur à réfléchir sur des questions qui ne sont malheureusement plus assez posées. Est-ce que je vis ? Est-ce que je survis ? Pourquoi je continue de le faire ? Et pourquoi voudrais-je que ça s’arrête ?
À la suite de la lecture du roman, les réponses peuvent apparaître avec plus de facilité, mais cela demande une démarche personnelle forte. Et Camus appuie sur cette démarche, il l’amorce avec sa littérature, et à travers elle, afin de transmettre ses propres questionnements. Ainsi, celui qui décide de lire La chute de Camus doit s’attendre à vivre sa propre chute, pour réussir à se relever et peut-être pour les plus chanceux, réussir à vivre pour de vrai.