Me voilà en train de raconter ma francophonie.
En fait, je suis persuadée que la manière dont la francophonie s’installe dans chacune de nos vies prend la forme d’une belle histoire qui est inextricablement liée à notre épanouissement personnel et professionnel. En voici la mienne, je la partage avec vous.
J’ai fait toute ma scolarité dans une institution catholique consacrée à l’éducation des filles, fondée en 1849, le « Collège des Sacrés Cœurs de Bethléem », où j’ai étudié depuis l’âge de 6 ans avec des sœurs françaises qui m’ont transmis leur amour pour la langue française tout en m’apprenant les valeurs chrétiennes auxquelles je suis restée attachée tout au long de ma vie.
À l’école, mes amies et moi, on aimait chanter des comptines dans la cour de récréation. Parfois on dansait, parfois on mimait, c’était vraiment le bonheur. Notre professeure nous en apprenait, une jeune fille française mariée à un Péruvien. On était toujours les mêmes à y participer, celles qui aimaient chanter en français. Comment oublier « Sur le pont d’Avignon », « Jean-Petit qui danse », « Un éléphant qui se balançait », « Tourne, tourne, petit moulin » et bien d’autres… Et tous les matins, avant d’entrer dans la salle de classe, on chantait l’hymne de notre école : « Doux Jésus, pour te rendre hommage, se sont unis nos cœurs aimants… arme-les d’un nouveau courage… a toi nos bras, notre vaillance, notre jeunesse et notre ardeur… dans la joie ou dans la souffrance, nous travaillerons de tout cœur ».
Mes parents travaillaient beaucoup et parfois je devais attendre une heure avant qu’on ne me prenne pour rentrer à la maison. Alors, quand la sonnerie marquait la fin des cours, je filais vers la bibliothèque où je retrouvais dans les livres les histoires de Jeanne d’Arc, de l’abbé Pierre et de Bernadette Soubirous, les légendes de Robin des Bois et de Geneviève de Brabant, je découvrais Victor Hugo et Alexandre Dumas et je plongeais dans les aventures de Tintin et d’Astérix. J’adorais ces moments de silence ou j’étais tellement immergée dans la lecture que j’avais l’impression de faire partie de toutes ces histoires. C’était sœur Hermasie qui choisissait soigneusement les livres qui aubergeaient les personnages que je devais impérativement rencontrer. Elle savait bien ce que j’avais déjà lu, et ce qui restait encore à découvrir ; et quand la lecture s’achevait, elle me demandait : « alors, qu’est-ce que tu as appris aujourd’hui ? » ou bien : « Quelle est la morale de l’histoire ? »
Puis, au collège, sœur Virginie nous apprenait le français avec une rigueur effrayante. Elle avait plus de 70 ans, mais c’était une petite lumière. Marquée par la guerre, elle ne souriait pas fréquemment ; un froncement de sourcils et tout le monde restait en silence… mais c’est elle qui m’a fait découvrir la beauté de la langue française au niveau de la syntaxe et des sons, en faisant attention aux petites exceptions qu’elle aimait bien nous faire remarquer avec une passion contagieuse. C’est elle qui a encouragé mes parents à m’inscrire à l’Alliance française, ce qu’ils ont fait. C’était un peu fatigant pour moi, mais j’ai réussi à finir mes études de français a l’âge de 15 ans.
À la sortie du collège, j’ai tout de suite démarré des études universitaires. Je suis devenue professeure de mathématiques et j’ai commencé à travailler avec des adolescents. J’avais toujours eu ce côté « prof ». Mes amies de l’école s’en souviennent : je restais souvent avec elles, après les cours, la veille d’un examen, pour les aider à réviser. La pédagogie me passionnait, mais ce qui me rendait heureuse, c’était le fait de pouvoir guider des jeunes qui traversaient des étapes turbulentes à cause des problèmes familiaux et des crises d’identité, vers la découverte de leurs compétences et du bonheur de la réussite. Mon métier était une source d’épanouissement. Puis, je me suis mariée, et deux ans après mon premier enfant est né. Et pendant tout ce temps-là, complètement prise par les maths et ma nouvelle famille, je n’ai eu aucun contact avec la langue française, sauf quelques conversations occasionnelles qui me la rappelaient de temps en temps.
J’attendais mon deuxième enfant quand un jour, un événement inattendu a complètement changé ma vie. C’était une période très difficile pour mon pays, car on était ravagés par la violence terroriste. Pourtant, je n’aurais jamais imaginé que moi, je deviendrais victime de l’attentat le plus meurtrier attribué au Sentier lumineux durant le Conflit armé péruvien. En effet, ils ont fait exploser 750 kilos de dynamite juste en bas de chez moi. J’ai été grièvement blessée et j’ai dû subir plusieurs chirurgies de reconstruction. Pendant trois ans, ma vie a été arrêtée. Je ne pouvais pas travailler, mon mari m’avait quittée, et je passais mes journées au lit, chirurgie après chirurgie. Mais il fallait que je recommence, que je me reprenne en main. Il fallait encore attendre, je n’étais pas encore prête à revenir en salle de classe, mais malgré les difficultés (j’avais perdu un œil) il y avait encore quelque chose d’épanouissant : je pouvais lire. Et surtout, j’avais le temps. C’est là que j’ai repris contact avec mes livres et que j’ai retrouvé les moments de bonheur de mon enfance autour de la langue française. Elle s’est installée dans mon cœur, qui s’apaisait à l’aide de tous mes beaux souvenirs. Et petit à petit, l’envie de reprendre la voie de l’enseignement a poussé autour d’un rêve : devenir professeur de français.
Je suis retournée à l’Alliance française. 20 années s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j’avais suivi un cours de français. J’ai passé un test de positionnement et j’ai été surprise de constater que je me souvenais de tout comme si c’était hier, alors que j’avais oublié tellement de choses à la suite de l’accident… on m’a dit que je pouvais m’inscrire directement au niveau C1. Cela m’a énormément encouragée et je me suis tout de suite remise au français. À la fin du niveau C1, on m’a donné un diplôme pour avoir eu la meilleure moyenne et on m’a invitée à suivre le cours de formation pédagogique. Un an après, je faisais déjà partie de l’équipe d’enseignants de l’institution. C’était très émouvant, ce de me retrouver dans les mêmes salles de classe où j’avais étudié il y a 20 ans, mais de l’autre côté. L’année suivante, j’ai obtenu une bourse pour faire un stage pédagogique à Besançon, et je suis partie en France pour la première fois. Je me reconnaissais dans les rues que les livres m’avaient fait découvrir quand j’étais petite. Je les avais déjà parcourues, mais dans mes rêves. Le bonheur était incommensurable. Et quand on est heureux, on ne lâche pas, on s’y attache, on ne veut pas que le rêve s’achève. L’illusion était revenue, j’avais trouvé mon chemin.
Pendant dix ans, j’ai attendu les vacances du mois de juillet pour avoir le bonheur de retourner en France. J’ai pris du temps pour découvrir les grands fleuves qui avaient inspiré autant de poèmes. J’ai marché dans les champs de lavande dans la Drome entourée de milliers d’abeilles qui ne cessaient de bourdonner, j’ai fait du cheval sur les plages de Normandie, j’ai adoré longer le Rhône jusqu’au confluant et remonter La Saône, j’ai dormi sous la tente dans les Pyrénées après avoir parcouru des étangs et j’ai été époustouflée devant les menhirs en Bretagne. J’ai eu le cœur brisé en regardant les photos du musée de la résistance, j’ai eu l’impression de voir Quasimodo à Notre-Dame et j’ai admiré les chefs d’œuvre de l’art dans les musées que le romancier André Maurois m’avait fait découvrir dans un livre dont la première page affichait le titre : « Lettre a une étrangère », où il avait écrit : « Vous m’avez parlé de Paris, que vous n’avez jamais vu, avec tant d’amour authentique que j’ai souhaité vous le montrer… car vous y avez tant vécu en pensée… »
Et tout cela, je l’ai fait en français. Au fur et à mesure que les images des souvenirs se déplaçaient vers mon regard, les notes de la mélodie que j’avais entendue pendant mon enfance se rassemblaient de manière plus élaborée. Je découvrais des sons, des accents, la subtilité de l’intonation. L’apprentissage d’une langue peut se comparer à celui de la musique ; et je trouve que la passion qu’elle déclenche dans l’esprit d’un musicien peut aussi se comparer à celle que la langue française a fait pousser dans mon cœur. Je continue de passer des heures à lire, même si dans le contexte actuel il a fallu destiner un temps significatif a la découverte des applications et des outils numériques. Plus que jamais, c’est à travers la lecture qu’on continue d’évoluer. La langue française n’arrête pas de nous surprendre avec ses nuances et ses secrets… et moi, je suis sa fidèle complice, car je lui dois beaucoup.