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Le journal philosophique d’Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny

Le journal philosophique d’Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny

"Dans le chaos-monde"
30 janvier 2023 - par Anouchka Sooriamoorthy 

Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny est docteure ès Lettres de la Sorbonne. Elle partage dans ses cours, dans ses articles, dans ses conférences en entreprise et pour le grand public, son amour de la littérature et une vision pratique de la philosophie. Pour en savoir plus :

Son site : inthechaosworld.com
Son compte Instagram : danslechaosmonde


01 07 2023
Tous les soirs, je choisis ma tenue pour le lendemain. Hier soir, ce rituel a revêtu un caractère hautement cérémonial. J’ai sorti du dressing cette petite robe noire à col blanc achetée pour ma soutenance de thèse. Ce jour où j’ai reçu le titre de « docteure » a marqué une étape symbolique dans mon parcours, tout comme cette journée du 1er juin 2023 où j’ai entendu pour la dernière fois retentir la sonnerie de fin des cours. C’est donc vêtue de cette petite robe taillée pour les grandes occasions que j’ai affronté cette journée que j’attendais impatiemment depuis des semaines et que j’ai soudainement redoutée ce matin. « Qu’est-ce que le bonheur ? » leur ai-je demandé. Y aurait-il pu y avoir question plus adéquate pour clore ces dix mois passés à s’évertuer à comprendre l’être humain, son fonctionnement et son monde ? « C’est savoir qui nous sommes et ce qui nous correspond. » me dit-il de sa voix qui n’a cessé de gagner en profondeur et en pertinence. Pendant ces 16 dernières années, ce métier fut pour moi une robe faite sur mesure. J’ai tout aimé : l’exigence, la rigueur, les rires, les indignations, et surtout, les surprises permanentes : pas un jour sans que je ne m’extasie ou ne m’étonne de nos échanges. Les corps comme les consciences changent et, un lundi de janvier 2023, j’ai eu envie de délaisser la tenue d’enseignante. Ce soir, en ôtant cette petite robe noire, je me demande si cette nouvelle vie que je construis depuis des mois me rendra plus heureuse que je ne l’ai été avec eux. Paradoxe de la nature humaine qui réclame le changement, et qui s’en effraie lorsqu’il survient. Tandis qu’une tristesse bien plus violente que ce que je pouvais imaginer s’abat sur moi, je reçois à l’instant ce message de celle qui fut si silencieuse durant l’année, mais dont les mots ne pouvaient me parvenir à un meilleur moment : « J’espère que vous serez heureuse dans votre nouvelle aventure, et plus tard, j’espère avoir le courage de poursuivre mes rêves comme vous l’avez fait. » Par fidélité envers ce lien qui nous a unis et par respect pour cette histoire que fut la nôtre, je promets d’être courageuse.


30 05 2023
La semaine dernière, mes élèves du niveau première (ils ont 16 ou 17 ans) ont animé un cours de philosophie pour des collégiens âgés de 11 ans. Pour cela, je leur ai demandé d’énumérer les caractéristiques d’un bon prof. Ils ont vu à l’œuvre, durant l’ensemble de leur scolarité, une cinquantaine d’enseignants qu’ils ont appréciés ou détestés, qu’ils ont admirés ou dont ils se sont moqués, ils détiennent donc une longue expérience critique du corps professoral ! Le portrait qu’ils établirent fut exigeant : l’enseignant idéal est à l’écoute tout en faisant participer les autres, il ne doit être ni trop sévère ni trop gentil, il se met au niveau des élèves tout en les aidant à se dépasser. Il est passionné, curieux, dynamique, ce qui est loin d’être suffisant car il doit également transmettre cette passion, cette curiosité et ce dynamisme à son public. Ces caractéristiques sont celles que l’on attend chez tous ceux qui occupent une posture d’autorité : le prof, le parent, le chef. Si le prof idéal n’existe pas, les maladresses sont heureusement perfectibles. Pendant ces seize années d’enseignement, j’ai tout mis en œuvre pour partager mon goût du questionnement philosophique. Il est difficile de savoir si cette tâche est menée à bien, les notes obtenues par les élèves étant un indicateur insuffisant. C’est une semaine particulièrement forte en émotions qui a débuté : ce jeudi sera mon dernier jour en tant qu’enseignante de philosophie. Hier, j’ai dit aurevoir à cette classe de première : ils m’ont remerciée, ils m’ont donné une carte signée de mots touchants accompagnés de cœurs. Certains d’entre eux m’ont remis des messages plus personnels. Mon nom encadré de fleurs et le papier rose indiquent le soin qu’elle a mis dans ce geste. C’est un euphémisme d’écrire que je fus touchée par sa lettre. Durant cette semaine qui détient la saveur aigre-douce des fins qui présagent la nouveauté, je me dis que, peut-être, ai-je réussi à accomplir, ne serait-ce que partiellement, cette mission impossible qui fut la mienne. Mes « futurs élèves » sont des femmes et des hommes aux lourdes responsabilités. J’espère pouvoir leur communiquer ce même enthousiasme.


28 05 2023
« Je suis comme un cowboy, je pars sans me retourner » lui ai-je dit il y a quelques jours. Ce que j’entendais par-là, c’est que je refuse la tentation nostalgique de jeter par-dessus mon épaule un regard embué. Aussi longtemps que je m’en souvienne, j’ai tout mis en œuvre pour que ma vie soit orientée par la joie, par la surprise et par l’intensité. C’est pour demeurer fidèle à ces trois horizons que j’ai décidé de mettre un terme à une routine rôdée depuis presque seize ans. Frayeur et exaltation de cette décision dont la date de mise en pratique se rapproche bruyamment. Les nombreux westerns que j’ai regardés enfant avec mon père ne sont certainement pas étrangers à la fascination qu’exercent sur moi les cowboys. J’aime leur liberté et leur intransigeance, je me reconnais dans leur sensibilité qui est devinée mais jamais exprimée, je fantasme leur solitude un brin branchitude. Prendre la décision de tout plaquer, jeter avec impatience quelques effets dans un sac, chevaucher sa monture et partir, vite et loin. La réalité est toute autre. Depuis deux semaines, je suis accablée par un déroulé de tâches à accomplir qui est si peu poétique qu’il ne pourrait inspirer le scénario d’aucun film. Liste de ce qu’il faut garder, expédier, donner, oublier, ne pas oublier ; ma vie semble être réduite à un gigantesque inventaire. Deux semaines où, entre les devis et les copies à corriger, les messages qui espèrent impatiemment une réponse et les bulletins à remplir, les rdvs à planifier et les obligations à accepter, je n’ai pas vu passer ma vie ; je n’ai fait que la subir. La semaine dernière, lors d’une conférence que j’ai animée, j’ai prononcé ces mots : « Demandons-nous de quoi nos vies sont-elles remplies ? De factures et de crédits ? » C’est à cette vie que je veux échapper et, paradoxe de la mienne, jamais je ne me suis sentie moins libre qu’en préparant cette liberté future. Partir brutalement, sans préparation et sans préavis est peut-être tout aussi extravagant que cruel. Faire les choses correctement a un prix : celui du romanesque. Je ne serai jamais John Wayne, mais je parviendrai tout de même à partir, selon mes modalités.


12 05 2023
« Je t’admire » me dit-il. Nous avions l’une de ces discussions rares dont le but est de tout sauver sauf les apparences. Je me méfie de l’admiration qui est un sentiment qui éblouit et qui aveugle, ne laissant paraître qu’une silhouette lointaine de perfection fantasmée. Je compris que ce n’est pas moi qu’il admire mais ma détermination à ne pas désespérer et ma persévérance à nier les obstacles. Ce n’est pas un choix : c’est ce que font les filles comme moi, les filles-bulldozers. J’avance avec bruit et fracas parce que je n’ai jamais eu cette douceur élégante des filles délicates ; je ratisse et je terrasse en écrasant les détails et parfois les sensibilités. Ni narcissisme ni indifférence ; ce rapport au monde, violent et passionné, s’est imposé à moi il y a des années de cela. Je fais tout avec intensité : faire cours, faire la fête, me disputer, désirer, rire, danser. Parfois, l’intensité n’est pas utile. Parfois, l’intensité est néfaste, mais comment exiger du bulldozer la mesure et la modération ? J’observe avec affection autour de moi ces nombreuses filles-bulldozers qui ne connaissent pas l’hésitation, qui avancent en brisant les carcans, en rejetant le conformisme, en démolissant les stéréotypes. Derrière elles, entre les décombres qu’elles ont laissés, gît souvent l’incompréhension. Elles n’en ont que faire, parce que leur but n’est pas l’unanimité ni même le consensus : dans ce grand chantier de la vie qu’elles arpentent, elles espèrent construire un bonheur libre et non formaté, c’est-à-dire le seul bonheur véritable. Elles aiment tellement la vie qu’elles ne savent comment si prendre car, quand on aime trop fort, on est souvent maladroit. Il n’est pas aisé d’être une fille-bulldozer : notre force est irrévérencieuse, notre faiblesse est décevante. Le prix à payer pour cette force ostentatoire est la solitude. On pense qu’elles y parviendront seules ; on préfère parfois s’écarter de leur trajectoire pour ne pas se faire écraser par leur allure fonceuse. Mais aucun chantier ne peut être mené seul ; surtout pas celui du bonheur.


10 05 2023
« Je peux vous demander un conseil ? Avez-vous déjà eu le cœur brisé ? Comment avez-vous fait pour vous en remettre ? » C’était en fin d’après-midi. Je leur avais accordé une pause durant cette réflexion sur la beauté ; elle avait saisi ce moment où j’observais du balcon les basketteurs pour m’accoster. J’éprouve une réticence à prodiguer des conseils : je doute du fait que l’expérience des uns puisse éclairer celle des autres. Ses grands yeux noirs exigeaient cependant une réponse et, à défaut de conseils, je lui racontais ce moment de ma vie à la fois si intime et banalement commun. Cela avait commencé comme un dimanche matin habituel, lorsque je ressentis un coup à la poitrine qui me projeta sans avertissement dans une immense tristesse. Dans la journée, j’avais essayé de dormir puis de me divertir ; sans succès. Un peu plus tard, je me suis rendue à la plage à la recherche de réconfort : la mer enveloppe, caresse et cajole. En flottant dans l’eau, ce cœur gros et lourd me sembla un peu plus léger. En rentrant chez moi, je retrouvais ma tristesse. Ce n’est que dans la soirée que je compris que, pour la première fois de ma vie, j’avais eu le cœur brisé, expression qui n’est pas métaphorique : je ressentais une violente douleur dans la poitrine. Je me rappelle m’être dit que cela passera, sans vraiment y croire. Au réveil, le lendemain matin, l’impression que tout cela n’était qu’un rêve lointain, jusqu’à ce que la douleur au cœur se réveille elle aussi, un peu en retard, me donnant l’espoir qu’elle s’était endormie pour de bon. Je compris alors qu’un cœur brisé se soigne comme un poignet ou une cheville : il faut du temps, de la patience et de la rééducation. Je me suis auto-désignée kinésithérapeute de mon cœur. Sur la prescription, j’ai indiqué des séances d’écriture, des plongées régulières dans l’eau turquoise, et de la bienveillance envers moi-même.

« Je suis désolée de ne pouvoir t’aider davantage.

 Au contraire, c’était utile et rassurant ! »

Je suis certaine que son cœur palpitera de nouveau avec vigueur un jour prochain. En attendant, bon rétablissement.


07 05 2023
Le weekend écoulé n’a laissé aucune possibilité de manifestation à ma peur de la routine : 12 heures de vol et 5 heures de sommeil en deux jours et demi. Que disent ces chiffres ? Qu’il n’y a peut-être que l’amour et l’amitié qui confèrent la force et la légitimité de délaisser son quotidien et ses obligations. Tout a commencé par une invitation à célébrer l’union de deux êtres, mais je crois que ce ne fut qu’un prétexte, car ce fut en réalité une invitation à célébrer la vie. Il y a eu : une princesse à la robe couleur de la nacre polynésienne, les chapeaux élégants sous le soleil mauricien, les retrouvailles avec une prêtresse tahitienne, les rencontres dont on soupçonne qu’elles sont le préambule d’amitiés souhaitées, un serveur de tequila atypique, des rires, des paillettes, des excès. Etait-il une heure ou trois heurs du matin (quand on vit intensément, la montre devient un objet inutile) lorsque nous nous lançâmes dans une discussion où nous fûmes d’une sincérité totale ; l’éphémère d’une rencontre dont on sait qu’il n’y aura pas de suite permet de laisser tomber les masques et les postures. « La vie est formidable ! » Son exaltation, loin d’être naïve, était complètement nietzschéenne : apprendre à aimer sa vie en toutes circonstances, avec ses imperfections et ses souffrances. Amor fati : aime ta vie, aime ton destin. J’ai fait miens ces mots de Nietzsche depuis de nombreuses années ; il arrive parfois qu’ils soient ensevelis sous un certain réalisme désenchanté, et je remercie son enthousiasme contagieux de m’avoir permis de me rappeler ce qui importe. Durant cette nuit éclairée par la pleine lune, il y a eu un discours, une déclaration, une décision, trois moments qui m’ont rappelé les principes que je me suis faite tatouer, adolescente déjà, dans mon être : l’urgence de la joie, la nécessité du désir, l’importance de demeurer fidèle à celle que je suis. Ce matin, j’ai atterri à Dubaï la tête lourde et les pieds endoloris (signes que la fête fut réussie), et avec la conviction qu’il n’y a pas une seconde à perdre pour poursuivre la célébration de la vie et de ce qui importe véritablement.


03 05 2023
Hier, j’ai donné ma démission, et ce pour la deuxième fois de mon parcours professionnel. J’ai rédigé ma première lettre de démission il y a des années de cela, à Paris. Nombreux sont ceux de mon entourage qui avaient alors jugé irrationnel de mettre un terme à un précieux CDI dans une entreprise aussi prestigieuse que la maison Gallimard. La lettre que j’ai envoyée hier vient mettre fin à quinze années d’activité comme enseignante de philosophie au sein du Lycée Français International Georges Pompidou de Dubaï.
Une démission détient de nombreuses similitudes avec une rupture amoureuse : il n’y a pas de bon moment pour la décider, et le regret menace toujours. Partir quand tout va pour le mieux, c’est empêcher la possibilité d’années de bonheur supplémentaires ; partir quand ça va mal, c’est détruire l’espoir d’une amélioration de la situation. Pourquoi part-on ? En amour comme au travail, les causes de la rupture sont peut-être les mêmes : la lassitude, le sentiment d’être incompris, l’impression d’être en décalage, l’idée de mériter mieux, le désir de nouveauté. Cela fait plusieurs mois que j’ai pris la décision de cette fin annonciatrice d’un troisième chapitre de ma vie professionnelle ; pourtant, j’ai différé le moment de cette lettre, comme l’amante qui retarde la conversation redoutée. Prendre la décision de partir (contrairement à celui qui est quitté ou renvoyé), c’est détenir la responsabilité de son bonheur sans pouvoir, le cas échéant, rejeter la faute sur quelqu’un d’autre que soi. Partir, c’est espérer que l’autre sera mieux, sans évidemment en détenir la garantie, tout en craignant la déception. Je pars pour demeurer fidèle à mes désirs ; cette fidélité à moi-même passe par une infidélité à la promesse d’être au rendez-vous, au mois de septembre prochain, dans cette salle de classe. Il y a cependant une différence entre la rupture amoureuse et la démission professionnelle : cette dernière exige un préavis. Les deux prochains mois seront ceux de la transition : apprendre à dire au revoir pour embrasser pleinement la perspective de la nouveauté.


30 04 2023
Dans ce journal que je tiens depuis maintenant presque trois ans, je détiens, comme dans tous lieux que l’on fréquente assidûment, mes habitudes. Durant cette semaine écoulée, j’ai peu écrit en comparaison du rythme que j’avais adopté jusque-là. J’ai trop peu écrit car j’étais ensevelie, écrasée, oppressée par le trop : trop d’impératifs, trop de projets, trop de pression, trop de dîners, trop de discussions, trop d’excès, trop d’espoir. J’ai fait ce que l’on fait souvent lorsque l’on est mécontent : j’ai cherché un responsable. J’en ai trouvé un tout désigné en faisant le lien entre la quantité et la vitesse : le trop ordonne de se soumettre à son rythme. Le coupable idéal est cette ville, Dubaï, qui semble alimenter et entretenir partout – dans la vie professionnelle, familiale autant qu’amicale – ce rythme délirant, comme si cet empire du consumérisme nous invitait à tout consommer goulûment : les divertissements, les relations, les weekends. Pourtant, il n’y a de coupable que moi, car jamais je n’oppose de résistance à cette invitation, oubliant consciemment que de consommer à consumer, il n’y a que deux petites fautes de frappe. Qu’est-ce qui est sacrifié dans cette fureur du trop ? L’ennui comme préambule à l’imagination, la lenteur comme hôte de la douceur, la sérénité comme condition à l’indulgence. Le trop est exigent, sévère, rigide. Ralentir, c’est échouer ; s’arrêter, c’est disparaître. Dans cette fureur du trop, je me suis sacrifiée. En ce dimanche après-midi, je me suis forcée à tout arrêter pour rédiger la promesse suivante : dans cette nouvelle vie qui commencera bientôt, il faudra, par indulgence envers moi, que je me promette de ne courir que sur les sentiers montagneux et sur la plage au coucher du soleil, il faudra que je me rappelle l’absurdité de courir sa vie en sachant qu’il n’y aura ni ligne d’arrivée, ni podium, ni gloire. La bienveillance et la tolérance exigent du temps ; c’est la raison pour laquelle le pressé est, au mieux égoïste et indifférent, sinon méprisant et cruel. Promesse d’avoir bientôt le temps de la gentillesse tant envers les autres qu’envers moi.


26 04 2023
Les assiettes étaient déjà vides depuis un moment mais nous n’avions aucune hâte de nous lever de table. Tous souhaitaient profiter tant des derniers instants de fraîcheur accordés par le début de l’été moyen-oriental, que de la présence de ces convives qui pour certains ne se connaissaient pas trois heures auparavant, et qui échangeaient désormais avec la spontanéité des amis de longue date. J’aime ces conversations si animées qu’il est impossible d’en retracer le fil tant elles sont riches en digressions. Nous en vînmes à parler d’amour, ce sujet inépuisable que l’on pense à chaque fois réinventer en répétant des questionnements centenaires : que signifie l’institution du mariage ? N’est-elle qu’une norme ? Faut-il choisir entre l’intensité et la pérennité d’une relation, admettant ainsi tristement qu’il serait impossible d’obtenir les deux en même temps ?

Le lendemain, tandis que nous roulions dans ces paysages désertiques, je tendais l’oreille avec impolitesse pour surprendre ce que leurs voix d’enfants avaient à se confier sur la banquette arrière :

« Tu as une petite copine ?

 Oui.

 Vous vous êtes déjà embrassés ?

 Non ! C’est dégoûtant !

 Tu en as combien ?

 Ben une seule.

 Moi je connais un garçon qui a 99 petites copines.

 On a le droit d’en n’avoir qu’une seule à la fois, sinon c’est tromper. »

Une demi-heure après, ils abandonnèrent temporairement ce sujet trop grave pour leur âge pour courir avec sérieux entre les dunes ; dans quelques années, ils courront pour atteindre les joies de l’amour et fuir ses déceptions.

Cet après-midi, dans cette salle de classe en milieu désertique, nous analysions la possibilité d’avoir une conscience libre et de penser par soi-même, possibilité sur laquelle est fondée toute l’existence de la philosophie. « Vous ne pensez pas que le mariage empêche d’être libre ? » J’aime son impertinence jamais insolente qui m’oblige à la sincérité. Evidemment, la vie à deux entrave mais, il y a dans le choix conscient, délibéré et enthousiaste de sacrifier une part de sa liberté, un pari qui est aussi effrayant qu’excitant. Trois lieux, trois conversations, un même sujet : amour toujours.


21 04 2023
Cette semaine de célébration d’anniversaire m’a révélé une facette de moi insoupçonnée. La bougie supplémentaire sur le gâteau n’a cependant en rien contribué à ce processus de connaissance de soi. Il serait naïf de croire qu’il suffit de laisser défiler les années pour parvenir à une forme de vérité. L’attente passive est rarement porteuse de réponses. Ce sont les expériences provoquées, acceptées, surmontées (ou pas) qui peuvent aider l’élaboration d’une réponse satisfaisante à la question « Qui es-tu ? ». Si on m’avait posé cette question il y a 24 heures, j’aurai peut-être répondu que je suis une fille du soleil. Cette définition ne tient pas uniquement au lieu où j’ai grandi et à celui où je vis, mais elle vient d’un ressenti dont la force indique qu’il ne peut être que vrai et juste : le soleil est ma boussole. Sa présence m’encourage, sa lumière me réconforte, sa chaleur m’apaise. Tels les tournesols, je le guette, le corps constamment tendu vers lui. Hier, lorsque mon amie Julie m’a proposé de découvrir le principe du bain de glace, j’ai dit oui pour ne pas dire non à l’inconnu. Pourtant, tout dans cette invitation me crispait. Je n’aime pas le froid ; il m’intimide et me paralyse. L’être humain est le seul qui soit capable de refuser la peur et de repousser les limites, et c’est dans cette transcendance que réside la possibilité de découvrir d’autres aspects de son identité. Je suis entrée dans la baignoire avec une appréhension contenue par la voix de Julie qui me guidait. La première rencontre saisit. Sentir le froid m’envelopper avec fougue, contrôler la respiration qui s’emballe, comprendre qu’il se passe quelque chose d’inédit dans ce corps qui crie en silence dans l’eau glacée, fermer les yeux, faire de cette épreuve le symbole de toutes celles qui vont très bientôt se présenter à moi. Peu à peu, au fil des secondes qui s’égrenaient sur le chronomètre, j’ai envisagé le froid non plus comme un ennemi à vaincre, mais comme un allié en compagnie duquel j’étais en train de me métamorphoser. 3 minutes hors du temps et dans un pays de glace. Je suis sortie de là revigorée, enjouée et avec l’envie, dont je fus la première surprise, de recommencer.


19 04 2023
Hier, j’ai été réveillée par l’excitation des grands jours. Est-ce enfantin, voire puéril, de se réjouir de son anniversaire alors que l’on est entré depuis un certain temps dans le sérieux de l’âge adulte ? Cette date du 18 avril est pour moi un beau prétexte à la joie et à la célébration ; il n’y aura jamais trop d’occasions pour se réjouir de l’existence. J’ai reçu des messages, des coups de téléphone, des cadeaux, des 🎉🍾❤️ . Mes élèves m’ont accueillie avec des chants d’anniversaire aussi enthousiastes que disharmonieux (ils vont décidément me manquer !). J’ai interprété tous ces gestes comme une célébration de la vie dont le jour anniversaire n’est que le symbole : se réjouir d’être là et de persévérer. J’ai relu le billet que j’écrivais il y a un an, le lendemain de mon anniversaire : j’y décrivais ma vie comme étant floue et heureuse. Le flou s’est peu à peu estompé pour me permettre de distinguer avec une certaine netteté la suite : dans quelques semaines, je changerai de métier, de lieu, de vie. Si les contours de cette nouvelle aventure se dessinent avec de plus en plus de précisions, cela n’empêche pas l’expression d’une incertitude qui me prend à l’estomac et empêche les nuits sereines. Il y a une bonne incertitude : celle qui motive, qui pousse à agir et qui est porteuse d’espoir. La mauvaise incertitude accable par son poids et décourage par anticipation, rendant impossible toute mise en action. Le 18 avril prochain, je serai loin de la plus haute tour au monde. Hier soir, j’ai eu envie de lui dire aurevoir et de promettre à cette ville qui m’a en grande partie construite en même temps qu’elle se bâtissait que je continuerai d’œuvrer avec détermination et gaieté. Enfant, j’irritai mes proches en clamant que mon anniversaire a lieu le jour de la Saint Parfait, comme si cela aurait pu entraîner une certaine perfection de mon être. Adulte, je n’ai nul doute sur l’immense imperfection de celle que je suis devenue ; la perfection ne me concerne pas mais la vie telle qu’elle est. A quoi ressemble la suite ? Elle s’annonce incertaine et parfaite ; parfaite dans son incertitude, promesse de joie et de bonheur.


17 04 2023
Les jours de la semaine sont reconnaissables à leur ambiance : le mercredi laborieux ne détient pas l’engouement du vendredi libérateur. Mon lundi, aujourd’hui, ne ressemblait en rien à un lundi de la mi-avril, mais à un dimanche de début d’automne ou à un 31 décembre à 18 heures : il détenait le parfum des fins et des séparations. Ce lundi était tel un hall d’aéroport où des gens se prennent dans les bras avec effusion, avec tristesse ou avec résignation, acceptant qu’il faille laisser partir l’autre vers une vie méritée, rêvée, peut-être même fantasmée. Tout me laissait penser que le temps des adieux était venu, et cette idée, qui s’est logée en moi avec sérénité, m’a fait envisager la vie avec une rare douceur. La séparation est la promesse d’aventures nouvelles et de surprises inédites. Pourtant, je n’ai dit aurevoir à rien ni à personne car, s’il est proche, le temps des adieux n’est pas encore arrivé. Alors, en fin de journée, comme pour me préparer à cette séparation prochaine, j’ai dit adieu à des mèches de cheveux qui, au fur et à mesure qu’elles jonchaient le sol, emportaient avec elles des pans de moi dont je dois apprendre à me séparer. Qu’est-ce qui effraie tant dans la séparation ? Qu’en laissant un lieu et des êtres, on abandonne une partie de soi et, comme lorsque l’on sort de chez un coiffeur trop zélé, que l’on ne se reconnaisse pas. Il y a pourtant des facettes de moi dont il faut que j’apprenne à me débarrasser pour laisser la place à une identité en mouvement. C’est peut-être cela devenir adulte : dépasser la peur de la séparation. C’est peut-être cela être heureux : accepter le changement comme une perspective réjouissante. Demain sera le 1er jour d’une nouvelle année que je n’ai pas encore nommée, mais à laquelle je promets de faire l’effort de taire mes peurs et mes obsessions pour aider la joie et la douceur.


13 04 2023
Nous célébrions les artistes, ces êtres qui habitent un lieu inconnu de la banalité et de l’ordinaire. Qu’est-ce qui fait d’eux des individus à part, au-dessus du commun des mortels ? Le talent. C’est un mot que, comme tant d’autres, nous employons avec assurance sans pour autant en maîtriser les complexités. D’où vient le talent ? Est-il inné ou acquis ? S’il est inné, est-il égalitaire ou arbitraire ? S’il est acquis, quels sont ses paramètres d’obtention ? Si le contexte de vie détient probablement une influence, une observation rapide indique que l’hérédité du talent n’est pas garantie et que les chiens peuvent faire des chats. Nous tentions de saisir ce concept dans ce désaccord harmonieux qui me plaît tant, lorsqu’elle me demanda : « Et vous, avez-vous un talent ? ». La réponse affirmative me semblait aussi prétentieuse que la négative triste. J’ai l’œil pour l’harmonie des couleurs, j’aime écrire, argumenter à voix haute me plaît. J’ai volontairement rédigé cette énumération en évitant l’emploi du terme talent, car il est intimidant : il ne suffit pas d’affirmer posséder un talent, il faut en effectuer une démonstration convaincante. Jamais comme durant ces douze derniers mois je ne fus autant bouleversée, désemparée et perdue. Je sais aujourd’hui ce qui a causé cet état : l’entrée (probablement tardive) dans les problématiques de la vie adulte. Pendant ces longs mois, il y a eu des moments où, accablée par cette vie à laquelle personne ne m’avait préparée, j’ai pensé que le bonheur m’avait abandonnée. Mais la réciproque ne fut pas vraie : jamais je n’ai abandonné l’idée du bonheur. Ce soir, en écrivant ce billet avec le talentueux Sofiane Pamart dans les oreilles, je sens le bonheur tout proche : il me rôde autour et m’effleure. Sa présence chaude me rappelle ces nombreux moments où j’ai grelotté de chagrin, sans pour autant désespérer. Le bonheur est moins un état qu’une aptitude : le plus beau des talents n’est-il pas celui d’être heureux ? Je suis loin d’être une artiste professionnelle du bonheur, mais je crois toutefois détenir le talent, toujours perfectible, d’être heureuse.


11 04 2023
« Je suis heureux de savoir que tes prochains billets auront un tournant moins sombre que certains des derniers. » Il m’écrivit ces mots durant cet échange où je venais de lui confier mes projets personnels et professionnels. Il avait réagi comme le font les amis : avec enthousiasme et encouragement. Il avait déduit que ce changement de vie allait modifier le ton de mes prochains textes pour apporter une jovialité qui avait été absente. Se voit-on jamais comme les autres nous perçoivent ? Ma première réaction fut celle d’un désaccord immédiat avec ce terme « sombre ». Pourtant, le lecteur a toujours raison. Pour tenter de résoudre cette contradiction, je me retournai et empruntai le chemin du passé : je me suis replongée dans mes textes, sans ordre précis, au fil des photographies et du rythme de défilement des posts. Si je relis à plusieurs reprises un texte avant de le partager, une fois rendu publique, il ne m’arrive que très rarement de le parcourir de nouveau, probablement parce que je me méfie du ressassement et de l’engluement dans une certaine nostalgie. Qui est cette femme qui livre ainsi et ici ses peurs, ses faiblesses et ses colères ? Je ne me suis pas reconnue. Etrangeté de se sentir étrangère à soi. On oublie ses coups de sang, on refoule ses inquiétudes, on oblitère les moments douloureux ; on conserve les fiertés et les accomplissements, peu importe s’ils ne sont qu’imaginaires. L’idée fictive de soi que l’on entretient est détruite par l’écriture du réel : dans le choix que j’ai fait de me raconter, l’écriture est un miroir de vérité que je me tends à moi-même. « Je est un autre. La formule de Rimbaud, quel que soit le sens qu’on lui donne, jette le trouble dans l’esprit de chacun, par l’apparent dérèglement de l’énonciation qu’elle produit. » écrivait Philippe Lejeune. Ce dédoublement-dérèglement n’est-il pas le sort de toute conscience humaine ? Je me vois comme joyeuse et déterminée, je m’écris comme triste et inquiète. La tristesse enveloppe et dorlote ; la joie propulse et dynamise. Peut-être ai-je eu envie, ces derniers temps, d’être prise dans les bras douillets de la tristesse. J’ai maintenant envie d’être propulsée.


04 04 2023
Six heures et un trajet en taxi après cette photographie, j’ouvrai la porte de ce chez-moi qui me sembla étranger malgré sa familiarité. A chaque retour de l’île Maurice, je reproche à l’avion d’être allé trop vite et de ne pas m’avoir laissé le temps de dire aurevoir aux paysages, aux couleurs et aux senteurs. Ce matin, habitée par ce sentiment d’inachevé, j’errais en quête d’un but que je ne parvenais à définir. Avec les années, j’ai appris à apprécier ces moments d’égarement et d’errance qui ne sont régis par une aucune logique d’efficacité ou de productivité. Tout au contraire, ils sont une invitation à accepter sans culpabilité qu’il y a de l’incompréhensible et de l’insaisissable dans l’existence. J’ai dormi, j’ai rêvassé, j’ai rangé, j’ai vérifié ma messagerie professionnelle sans cependant détenir la motivation de m’atteler à la rédaction des messages de réponse, tâche qui aurait décrété la mise à mort sans scrupules de cette parenthèse de flottement pour me projeter dans un quotidien concret et stable. Or, j’ai eu envie d’entretenir encore un peu ce sentiment de déséquilibre, peut-être parce que c’est un état qui est propice à la réflexion : c’est lorsque le décor autour de soi tangue et vacille, lorsque l’on n’a pas encore repris les habitudes auxquelles on pourrait se raccrocher que la pensée s’impose comme seul gilet de sauvetage. Parce que la routine n’a pu se réinstaller dans ce mouvement de ballotement, les questionnements qui, dès demain seront chassés par le poids des obligations, ont eu, aujourd’hui, toute la latitude de s’exprimer. En quelques heures, j’ai effectué un voyage du bleu au blues.


02 04 2023
On dit que l’on habite un lieu, il y a cependant des lieux qui nous habitent et qui ont élu résidence dans notre intériorité. Ce matin, je me suis rendue au lycée où j’ai effectué ma scolarité. Je n’y étais pas retournée depuis ce soir humide de juin où nous avions attendu avec fébrilité les résultats du baccalauréat. Savions-nous alors que c’était le soir qui allait nous projeter dans la solitude de nos chambres d’étudiants et qui allait nous forcer à prendre nos responsabilités ? « Ce bâtiment est nouveau ! », « La salle des profs est toujours au même endroit ! ». Je m’extasiais des nouveautés en même temps que je me réjouissais des souvenirs qui rejaillissaient. Au fil de ma visite aux allures de pèlerinage, j’aperçus ce bâtiment. Cette porte ouverte, la première à gauche au premier étage, me fit l’effet d’une savoureuse madeleine de Proust : c’est la salle où se sont déroulés mes cours de philosophie. Je me suis rappelé le tout premier cours que j’avais attendu avec une impatience mêlée d’inquiétude. J’avais alors eu l’intuition que ce cours ne serait similaire à aucun autre, sans évidemment deviner que ce qui se déroulerait dans cette salle de cours, pendant les dix mois de mon année de terminale, allait me modifier, me bouleverser, me révéler à moi-même. Comment aurais-je pu savoir que plus jamais mon parcours ne s’éloignerait de la pratique philosophique, au point où, des années après avoir laissé cette salle de classe, j’entrerai dans une autre salle, debout de l’autre côté du bureau ? Depuis dix jours, au cours de mes nombreux rdv, je décris ma pratique de la philosophie et j’explique les enjeux d’un tel exercice : effectuer un pas de côté, prendre de la distance, briser les préjugés, aller au-delà des évidences, faire appel à la cohérence, forger des pistes véritables de réflexion personnelle. Je suis consciente de l’immense chance qu’est la mienne d’avoir pu faire de la philosophie mon métier, comme enseignante, comme intervenante en entreprise. Tout cela a été possible grâce à une rencontre, il y a maintenant des années de cela, dans cette salle du premier étage de ce bâtiment.


02 04 2023
C’était il y a exactement une semaine, environ à la même heure, celle où le ciel tropical se parsème de grains de sable dorés. « J’ai peur que le temps passe trop vite et que la semaine se termine » me confia-t-elle. Son inquiétude, au début de cette semaine de vacances que nous attendions tous avec excitation, était compréhensible, peut-être même universelle. Nous détenons un rapport paradoxal au temps : nous craignons de ne pas suffisamment saisir le moment présent et, en même temps nous ne pouvons nous empêcher d’être tournés vers le passé ou le futur. Dans ces vies régulées par les impératifs, dont le rythme est si peu décidé par nous, certains moments détiennent plus de valeur que d’autres, et cette semaine écoulée en faisait partie. Laisser la routine et les obligations pour ne mettre dans la valise que ce qui importe : un maillot, de la crème solaire et la perspective du bonheur. Est-ce ce dimanche soir humide qui m’invite à la nostalgie ? J’ai en effet l’impression que cette semaine est passée trop vite. Mais je me trompe. Il y a eu un match de foot endiablée sur le sable blanc, des sauts bruyants à la cascade, beaucoup (trop !) de tintements de verres, des chants à tue-tête, des danses à user nos plantes de pieds déjà abîmées par les coquillages, et surtout la célébration franche de l’amitié. Cette semaine s’est déroulée au bon rythme et au rythme bon : celui de la joie, des rires et de l’insouciance. Il y a quelques soirs de cela, nous discutions entre insulaires et elle me dit : « En Polynésie, les Tahitiens disaient autrefois aux Français : vous avez l’heure, nous avons le temps. » Cette semaine, nous avons tous été, sous le ciel mauricien, des Tahitiens.


28 03 2023
Hier, j’ai posté cette photographie en ligne avec la légende suivante : « En route pour aller passer des entretiens, envoyez-moi vos ondes positives ! » Nul n’est à l’abri de la tentation exhibitionniste sur les réseaux sociaux, et peut-être n’y ai-je pas totalement échappée. Mais si j’ai posté cette photo, c’est peut-être moins pour montrer que pour recevoir. Il n’est pas aisé d’affronter sereinement le changement et les défis nouveaux. Installée au volant de cette voiture de la couleur du désir, la peur me tenaillait. J’ai eu besoin de me sentir soutenue et comprise. Je suis trop peu mystique, et peut-être même pas suffisamment sensible pour entretenir la croyance dans les ondes et dans les énergies mais, cette invitation que je lançais était là pour me rassurer et pour contrecarrer mon sentiment de solitude dans cette nouvelle aventure qu’est la mienne. Je postais la photographie, démarrais et parcourus en un peu plus d’une heure la quarantaine de kilomètres qui me séparait de mon premier rendez-vous. J’ai calé quelques fois, si peu habituée que je suis aux boîtes manuelles, j’ai évité les cyclistes et les motos, j’ai pesté contre les bus et les camions. J’ai enchaîné trois entretiens avec une vingtaine de minutes d’écart entre chacun d’eux. Il faisait déjà nuit noire lorsque je rentrais, exténuée mais ravie de cette journée qui ressemblait à une course d’obstacles dont j’avais l’impression d’être ressortie victorieuse. J’effectuais ces gestes qui sont un rituel de libération dès que je rentre chez moi : enlever les chaussures, la montre, libérer mes cheveux. Puis, je consultai les messages que je n’avais pas eu le temps de lire durant la journée ; puis j’ouvris la plateforme en ligne pour découvrir des dizaines de messages d’encouragement et de soutien. Ils avaient été envoyés par des amis de longue date ou par des connaissances récentes, par d’anciens élèves ou des élèves actuels, par ceux dont je ne connais pas le visage mais uniquement le pseudonyme qu’ils ont choisi de s’approprier. Ce déroulé de générosité et de bienveillance m’a évidemment émue. Dans un océan algorithmique d’incohérence et de haine, il demeure de la place pour l’altruisme.


26 03 2023
Le flottement. C’est un mot dont j’aime tant la sonorité que la connotation ; il m’évoque la légèreté, l’insouciance, la beauté d’une jupe de tulle emportée par une brise printanière. Mais ce matin, le flottement qui me prit aux tripes dès le réveil ne détenait aucune poésie mais uniquement de l’angoisse. Je flotte de ne plus avoir de lieu à moi. Dans quelques mois, je laisserai cette ville qui m’a vue devenir adulte, sans être pour l’instant parvenue à m’approprier cette autre terre où je poserai bientôt mes valises ainsi que les projets d’une vie nouvelle. Comme souvent lorsque je me sens désorientée, je suis partie courir, avec l’espoir que chaque foulée m’ancrerait davantage dans un sol ferme et rassurant. J’ai d’abord couru en ressassant et en maugréant ; puis, au fur et à mesure de la distance parcourue, mes pas sont devenus plus légers et plus déterminés. Il faut parfois s’arrêter de courir et prendre le temps de l’observation pour savoir où l’on se dirige. Le souffle court, j’ai ralenti, je me suis arrêtée, j’ai levé la tête et, pour la deuxième fois depuis le début de ces vacances, je me suis parlée à voix haute : « La beauté des paysages me sauvera. » C’est une phrase qui, prononcée haut et fort devant les autres, aurait pu sembler pompeuse ou abstraite mais, énoncée dans cette solitude qui n’en était pas tout à fait une, car partout j’étais entourée de la nature bienveillante, ces mots étaient à mes oreilles d’une totale cohérence. Il est si aisé, dans les moments de flottement, de se laisser déséquilibrer du côté du pessimisme ou du défaitisme. Je me suis rappelée que, à chaque fois que la tentation du malheur menaçait, j’ai été sauvée et j’ai retrouvé l’équilibre grâce aux paysages, à l’amitié, à la fête, à la philosophie. Ils sont tels le bâton du funambule : un balancier qui empêche la chute. Je vais m’agripper de toutes mes forces à ce bâton. J’ai de la chance car les prochains jours seront le lieu de la célébration sans retenue de l’amitié, sous le regard protecteur des paysages mauriciens.


24 03 2023
Personne n’est suffisamment dupe pour croire que le bonheur réside dans les objets matériel. L’expérience de la vie nous a montré tellement de fois que l’accumulation des biens génère si peu de bien. Où se trouve alors le bonheur ? Je crois de plus en plus fortement qu’il loge dans les paysages. Il ne s’agit pas de se livrer à un éloge naïvement exalté, bien que poétique, de la contemplation de la nature. Pour être heureux, il faut trouver le paysage qui nous corresponde. Combien a été dit et écrit sur l’âme sœur, sur son (in)existence, sur la difficulté de trouver son alter ego. Trop peu a été énoncé sur cet autre qui m’encadre, me façonne et m’accompagne : quel est le paysage qui aiderait mon bonheur ? Comme pour l’âme sœur, il faut de la persévérance et peut-être aussi de la chance pour trouver le paysage ami. Je ressens si souvent en moi un feu qui m’anime autant qu’il me consume. Lorsque ce feu devient incontrôlable et qu’il fait taire la voix de la raison, je me retrouve dépourvue. Cet après-midi, à l’atterrissage, j’ai posé ma valise, enfilé mes chaussures et je suis partie courir. Immédiatement, une forme de sérénité m’a enveloppée en même temps que l’humidité tropicale. Etonnamment, la chaleur de cette fin d’été mauricien, mon dos trempé de sueur, mes cheveux collés sur ma nuque ne m’ont pas gênée car il s’agissait d’une chaleur bien plus douce que celle de ce feu qui m’habite et qui est entretenu par les paysages de béton, de goudron et de frénésie qui me sont si familiers. Je me suis arrêtée quelques minutes pour contempler les dernières lueurs du coucher du soleil, et je me suis dit à moi-même, seule mais à voix haute : « Mes démons s’en sont allés. » Je n’entretiens pas de croyance mystique ou surnaturelle. Par ce mot de « démons », je désigne mes incohérences, mes peurs, mes tentations, mes extravagances face auxquelles j’ai l’impression d’une terrible impuissance. C’est une chance incroyable d’avoir trouvé un lieu qui me protège comme un parent attentif, qui m’apaise comme un amoureux sensible, qui me rend joyeuse comme seuls les véritables amis en ont le secret. Il serait fou de laisser un tel lieu, non ?


22 03 2023
Quel est le point commun entre l’école et la famille ? Ce sont des lieux où, sans choisir ceux avec qui nous coexistons, nous œuvrons ensemble en espérant que cela soit pour le meilleur. Si la famille est le lieu de l’éducation, un terme qui sous-entend le soin et l’épanouissement, l’école est celui de l’instruction et, à ce titre, elle a comme mission la transmission objective, rationnelle et sans affect des savoirs. Évidemment, une telle séparation ne peut être que théorique : comment accompagner des élèves et les voir devenir “des grands” sans ressentir d’attachement ? L’école est une famille et, comme toutes les familles, elle connaît ses joies, ses dysfonctionnements et ses rituels. L’année dernière, j’ai souhaité instaurer un nouveau rituel au sein de la famille du Lycée Français International Georges Pompidou à laquelle j’appartiens depuis 16 ans : parce que les liens familiaux doivent s’entretenir, au risque autrement de les voir se déliter, j’ai initié la rencontre annuelle des anciens élèves du LFIGP. Hier soir, s’est tenue la deuxième édition de ces retrouvailles. Une cinquantaine d’anciens élèves qui ont obtenu leur baccalauréat il y a une quinzaine ou une dizaine d’années de cela étaient présents. Si je retrouvais sur leurs visages les traits et les expressions des adolescents qu’ils étaient, ils n’en avaient plus l’attitude : ils sont citoyens, salariés, parfois épouses ou époux, parfois parents.

“L’école me semble plus petite !” s’exclama-t-elle.

 C’est parce que tu as grandi !” lui répondis-je.

“J’ai passé les plus belles années de ma vie dans cet établissement” me confia-t-il un brin nostalgique, lui qui a aujourd’hui choisi le parcours exigeant d’auto entrepreneur.

“Comment sont les élèves ? Sont-ils différents de ceux de notre génération ?” questionnèrent avec curiosité plusieurs d’entre eux.

Il y a eu les “Tu n’as pas changé !”, “Qu’est-ce que tu deviens ?”, “Raconte !”.

Toutes et tous furent émus de retrouver les bâtiments où ils ont tant arpenté les couloirs, le terrain de basket qu’ils ont tant foulé, ces murs qui contiennent tant de souvenirs. Leur émotion fut évidemment contagieuse : peu importe mes projets futurs, ce lycée demeurera ma famille.


20 03 2023
Hier, j’écrivais à propos de la difficulté qu’est la mienne de comprendre ce que signifie être adulte. « Ils portent des converses, ils écoutent La Kiffance, ils ponctuent leurs phrases par LOL et ils se croient jeunes. » J’avais demandé à mes élèves d’établir le portrait d’un personnage qui, selon eux, incarne un stéréotype. « Tu décris les parents ? » lui demandais-je amusée. « Le daron » me répondit-elle d’un air affirmé. Elle a tenu à employer ce mot qui, s’il est synonyme de celui de parent, ne détient pas la même connotation. Être parent est une fonction, une tâche, un rôle ; être daron est un état. Le daron impose son autorité et pose une distance grâce à un facteur : son âge. Elle ne savait peut-être pas que ce mot dont sa génération s’est saisie date du 17ème siècle, et désignait alors le maître de maison, ce lieu qui est peut-être le symbole, s’il fallait n’en retenir qu’un, de cette entrée dans l’âge adulte. Pendant des années, j’ai écouté des gens parler d’acquisition immobilière, de taux d’intérêt, d’aménagement et de coûts d’entretien avec un désintérêt absolu. Ces bâtisses dont ils s’enorgueillissaient et où ils abritaient affectueusement les leurs me semblaient lourdes de responsabilités. Je me souviens d’un ami de lycée que je recroisais des années après à Paris, et qui me dit : « Je fais en sorte que toute ma vie tienne dans une valise, comme ça je peux partir quand je veux. » Sa vision de la vie m’avait immédiatement séduite : à défaut d’être maître de maison, il était maître de sa vie. Il était libre et jeune. Il demeurera jeune tant qu’il sera libre. Peut-être que devenir adulte, c’est signer des contrats (de mariage, de travail, d’assurance) et perdre peu à peu sa liberté. Au fil des années, j’ai chaussé des converses, j’ai signé des contrats, j’ai acheté une maison. Je suis devenue une daronne. Le terme ne me déplaît pas, je l’utilise même avec affection. Dans son acceptation de sa perte de liberté, dans son courage face aux responsabilités, dans ses envies de légèreté et dans sa quête parfois maladroite de l’insouciance de sa jeunesse d’antan, le daron est touchant.


19 03 2023
« Tu nous écriras un post : qu’est-ce que l’amitié ? » me dit-il en souriant. Je ne détiens pas de stratégie originale pour susciter l’inspiration, elle est produite par l’expérience de la vie. Ceux qui me côtoient ne sont jamais à l’abri de devenir des protagonistes malgré eux de mes textes. C’était lors de la soirée d’hier qu’il me lança cette invitation, une soirée où il y avait tant à célébrer : la douceur de la fin de l’hiver dubaïote, la puissance festive, la force de l’amitié. C’est cette dernière qui fut le personnage principal : tant sur scène que dans le public, elle rayonna et s’imposa de façon éblouissante. Il y a parfois des épisodes de vie qui sont d’une évidence et d’une beauté telles qu’il n’y a pas lieu de les commenter. Ce n’est donc pas l’amitié qui m’a inspirée, mais une question qui m’habite régulièrement : que signifie être adulte ? J’ai le souvenir que l’enfant et l’adolescente que j’étais observaient le monde adulte avec curiosité et circonspection. Puis, il y a eu une sorte de trou de mémoire et, un jour, je me suis réveillée avec ce mot « adulte » tatoué sur le corps : j’étais prof et mère, je devais être responsable et assumer. J’ai endossé tout cela avec sérieux et sans compréhension véritable. Parfois, j’ai l’impression de surjouer la tonalité grave du rôle ; à d’autres moments, je revêts le costume de la gamine rêveuse ou de l’ado rebelle que j’étais. J’oscille régulièrement entre différents rôles sans savoir lequel est véritablement le mien. Hier soir, les injonctions et les postures étaient demeurées dans les coulisses pour laisser place à la joie et à l’insouciance comme seuls metteurs en scène. Et j’ai compris qu’être adulte, c’est non seulement accepter cet oscillement permanent, mais c’est se l’approprier de façon décomplexée pour s’en enrichir. Cela semble faussement facile : il est aisé d’être figé dans un rôle (parent omniscient, chef autoritaire) qui ne laisse plus aucune place à l’humour, à l’ironie, à la dérision, à la nuance, aux rires. Il faut œuvrer pour que ce mot d’adulte ne soit pas synonyme de fardeau. C’est cette œuvre qui a été brillamment représentée hier soir.


18 03 2023
« Je trouve vos derniers écrits haineux. » me lança-t-il non sans un ton de légère critique mêlée de déception. Je m’offusquais immédiatement : en colère, emportée, indignée certes ; haineuse jamais. Je tentais en vain de me défendre de ce que je vivais comme une accusation blessante : « Peu importe, c’est ce que je pense. » me répondit-il, mi-narquois, mettant un terme à notre conversation et faisant naître, sans le savoir, une réflexion qui m’habita durant plusieurs jours. Le lecteur a toujours raison : il détient la liberté absolue d’interpréter les mots selon sa sensibilité et sa subjectivité. Après chaque texte écrit et au moment de cliquer sur « partager  », la même inquiétude me parcourt, celle de ne pas avoir trouvé les mots justes et le bon ton, celle d’être mal comprise. Il faut apprendre à faire taire cette inquiétude, autrement, c’est elle qui fait taire le processus d’écriture. Les jours suivants, j’ai donc continué d’écrire, avec néanmoins plus d’indécisions que d’habitude. On trouve rarement les réponses à nos préoccupations seuls. C’est au détour d’une discussion autour de l’argumentation que tout s’éclaira : comment défendre efficacement ce qui nous importe ? Comment partager l’urgence des injustices et des souffrances que l’on ressent dans l’estomac ? Comment faire pour que les mots deviennent réflexions, peut-être même invitation et action ? Parce que je suis consciente du danger qui menace constamment les mots, celui de l’inutilité, j’essaie comme je peux de leur conférer tout le pouvoir possible. De façon aussi naturelle que maladroite, j’ai associé l’efficacité des mots à leur intensité : lorsque j’écris mon indignation ou ma colère, je le fais avec violence, comme cet enfant qui répète en criant le « C’est pas juste ! » qui n’a pas été entendu les premières fois. La violence qui m’anime parfois n’est pas l’expression de la haine, mais de ma sincérité la plus entière quand je tente de mettre des mots sur ce qui me désespère. Être sincère est loin d’être suffisant : il faut savoir exprimer cette sincérité avec justesse. Parfois, elle prend l’apparence de la haine, mais il ne faut pas se fier aux apparences.


15 03 2023
C’était il y a tout juste une semaine, les réseaux sociaux étaient inondés du hashtag #journéeinternationaledesdroitsdesfemmes, les t-shirts à message étaient fièrement portés, on se réjouissait des initiatives festives. Comme souvent, les lendemains de fête paraissent ternes et moroses : que reste-t-il du 8 mars ? De quoi cette journée est-elle le symbole ? D’un combat que je mènerai sans répit : celui contre les stéréotypes. « Cette journée divise plus qu’elle n’est utile. » « Il faudrait que tu vois notre comité exécutif, que des hommes ! » « On ne joue au foot qu’entre garçons, les filles chouinent trop. » Ce ne sont que quelques-unes des phrases que j’ai entendues, avec dépit et parfois avec désespoir, durant la semaine écoulée. J’apprécie l’exercice d’argumentation et de débat, mais il est si difficile de trouver des arguments pour des causes qui semblent tellement justes qu’on ne les envisage pas comme des causes à défendre mais comme l’évidence du monde tel qu’il devrait être. Faut-il encore s’acharner à affirmer que la diversité n’est pas un étendard du politiquement correct mais la promesse de surprises et d’innovations ? Faut-il encore reprendre les mots de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient » pour rappeler qu’être douce, souriante, chouineuse ne sont pas des caractéristiques innées mais des constructions sociales ? Faut-il encore et toujours s’étonner de cette classification des individus selon des caractères physiques ? Va-t-on continuer longtemps encore d’enfermer les garçons dans une définition faite de testostérone, d’en faire les héros d’un film grossier et caricatural qui ne leur laisse aucune liberté autre que celle de jouer au macho animé de pulsions de domination ? Je lis que la virilité est définie comme étant l’ensemble des qualités attribuées à l’homme adulte : la vigueur, la puissance, le courage, le refus des limites et la recherche de la perfection. La lutte contre les clichés passe aussi par les mots. Je veux m’approprier ce terme “viril” et le faire mien : je suis une femme virile.


13 03 2023
Nous souhaitons le changement tout autant que nous le craignons. Il y a peu, j’ai pris la décision d’entreprendre des changements significatifs dans ma vie. Le moteur de cette décision fut tant le désir de nouveauté que la peur de me retrouver dans la situation décrite par Dostoïevski : « Il faut croire qu’il est vrai que toute la seconde moitié de la vie humaine n’est faite d’ordinaire que des habitudes contractées pendant la première. » Quelle terrible perspective de s’imaginer dans une vie dont le scénario, écrit par la force des habitudes, raconte inlassablement la même histoire ! Pendant plusieurs semaines, j’ai éprouvé cette agréable impression d’être pleinement en accord avec mes décisions nouvellement prises mais pas encore mises en œuvre, jusqu’à ce que, il y a quelques jours, je fus saisie de doutes, d’hésitations et de peurs. Lorsque je débutai, il y a maintenant un an et demi, mon activité de conférencière de philosophie en entreprise, j’ai animé une intervention intitulée : « Pourquoi est-il si difficile de changer ? » J’y avais abordé les causes de la réticence au changement : le poids des habitudes, la peur de l’inconnu, la difficulté de savoir ce que l’on désire véritablement. Je ne me retrouve dans aucun de ces points d’achoppement : je suis impatiente de me débarrasser de certaines habitudes bien trop ancrées pour en adopter de nouvelles, l’idée d’un futur qui contient des zones inconnues me semble enthousiasmante et, lorsque mes désirs changeront, mes projets feront de même ! De quoi donc avais-je peur ? D’abandonner un quotidien qui ne me correspond plus mais qui présente l’avantage extrêmement rassurant d’être familier et ordonné. La peur est un sentiment qui fige et dont la puissance est telle qu’elle est capable de faire taire la voix du bonheur. Qu’ai-je à perdre à adopter le changement ? Une routine ordonnée et sécurisée. Qu’ai-je à gagner ? La perspective d’un chemin nouveau, sombre, sinueux, chaotique peut-être, mais le long duquel j’ai la conviction que je rencontrerai surprise et joie.


08 mars 2023
En m’installant à Dubaï, je découvris, en même temps que ces tours de la modernité, des femmes qui semblaient surgir d’un film des années 50 : les cheveux, les ongles et les chaussures étaient toujours impeccables, le reste était souvent ostentatoire. Nombreuses sont celles qui ne travaillaient pas, ce qui me surprenait car, à l’île Maurice comme à Paris, j’avais été entourée de femmes autonomes financièrement. Pourtant, elles avaient fait des études (parfois brillantes), elles avaient eu une carrière (parfois prestigieuse). Toutes expliquaient qu’il y avait eu des choix à faire, et que le leur fut celui de la famille. Peu à peu, le « je » est devenu « lui » : son travail, sa carrière, la promotion qu’il espère tant. Un jour, les enfants s’en vont et les soirées se passent à acquiescer au récit de la journée de labeur du mari. Parfois, les maris s’en vont en s’indignant de devoir partager l’argent avec elles, alors qu’elles se sont si peu indignées d’avoir sacrifié leurs ambitions et une partie de leur identité pour n’être plus que « la femme de » et « la mère de ». Il est indélicat de s’apitoyer sur le sort de celles qui vivent confortablement alors qu’elles sont si nombreuses à lutter pour leur survie. Il est difficile de plaindre celles qui ont agi par choix. Dans quelle mesure ce choix est-il pleinement le leur et non celui d’une société qui continue, en 2023, de formater, de figer, de fragiliser ? Au fil des années, j’ai appris à ressentir une certaine affection pour les bourgeoises de Dubaï, et j’ai compris que le film de leur vie était parfois rangé dans la catégorie « dramatique ». Leur sort est-il moins à plaindre que celui des Iraniennes ou des Afghanes ? Oui, évidemment, même s’il n’y a pas de concurrence à la première place sur l’autel des sacrifiées. A chaque fois que l’on s’oppose à un destin sociologique qui tente de s’imposer sans consentement, c’est un peu plus de liberté et de droits conquis pour l’ensemble des femmes. « Je ne suis pas libre tant qu’aucune femme n’est libre, même si ses chaînes sont très différentes des miennes. » affirmait l’écrivaine féministe américaine Audre Lorde.


06 mars 2023
Cela aurait pu être un dimanche soir comme les autres, de ceux qui pèsent sur les épaules et sur le moral, qui ressassent les injustices et les incohérences, qui nous bordent en fredonnant le chant de l’angoisse existentielle. Il faut si peu pour retrouver la joie, l’enthousiasme et l’espoir. Hier soir, sur cette esplanade où présidait ce mot « thoughts  », j’ai assisté à la projection du documentaire Perception de El Seed. Je m’y suis rendue en espérant que le pouvoir que détiennent les artistes de nous élever du quotidien écrasant fonctionne une fois de plus. J’avais vu des images de ce projet monumental qu’il a mené dans ce quartier du Caire appelé le quartier des éboueurs, je m’attendais à un documentaire qui me plonge dans l’univers de l’artiste, qui me raconte son inspiration, qui m’explique sa technique. Ce fut cela, et ce fut bien plus que cela. « Celui qui veut voir la lumière du soleil clairement doit d’abord s’essuyer les yeux. » Cette phrase d’Athanase d’Alexandrie qu’il a dessinée sur les quelques 50 façades délabrées transformées en œuvre d’art est loin d’être uniquement un prétexte artistique ou une esthétisation d’un principe moral : tout le processus de création la met en œuvre. El Seed raconte les clichés qui l’ont habité, il relate son cheminement personnel à la rencontre de ces habitants qui récupèrent et recyclent quotidiennement les tonnes de déchets de la ville du Caire. En même temps qu’un projet artistique, c’est une expérience humaine qui nous est décrite : celle d’un artiste qui porte de l’attention et apporte de la beauté à des individus qui sont, au mieux, invisibilisés, sinon méprisés. Au fur et à mesure que les stéréotypes se brisent, les liens se construisent. Deux convictions m’animent depuis longtemps, probablement depuis mon adolescence et ma rencontre avec la philosophie. La première, c’est l’importance de la lutte contre les clichés qui, en enfermant l’autre dans une identité fabriquée et figée, génèrent de la douleur. La deuxième, c’est que la beauté sauvera le monde. C’était un dimanche soir qui ne laissait en rien présager son caractère exceptionnel ; et pourtant, il a ravivé mes convictions.


05 mars 2023
« Pourquoi vivez-vous à Dubaï ? » me demanda-t-elle. Cela faisait plus d’une heure que nous analysions le lien entre l’homme et la nature. Elle m’a vue fustiger la passivité et l’aveuglement des hommes ; elle a observé mes emportements contre cette humanité cannibale dont l’absurdité n’a pas d’équivalent. Je comprenais sa question posée sans insolence, mais avec un souci sincère de comprendre ce qui lui apparaissait comme un paradoxe : l’incompatibilité de ma préoccupation écologique avec cette mégalopole qui est tel un ogre jamais rassasié. Je m’élève régulièrement contre les clichés : chaque lieu détient ses qualités, et réduire un territoire foulé par des millions d’individus à un jugement unique est une aberration. Je crée mon lieu autant qu’il me forme : on peut se comporter de façon morale à Bamako, à Bogota ou à Bruges ; on peut agir en salaud sur une autoroute, sur une plage ou sur un flanc de montagne ; on peut être écolo à Dubaï. Cependant, depuis quelques temps, je ne peux nier une forme de dissonance entre ce lieu et moi. Il n’existe pas, ce pays fantasmé qui serait conçu selon mes désirs : un pays où il y aurait partout une invitation à la cohérence et à la profondeur, où le poids et la valeur des mots seraient inscrits dans le premier article de la constitution, où la propagation de stéréotypes serait réprimandée par le code pénal, où partout on célébrerait la pensée et la joie mais jamais les objets. S’il n’y a pas de lieu parfait, c’est néanmoins une obligation existentielle que de trouver celui qui nous correspondrait le mieux. Où est ma place ? « Les réflexions sur les espaces offrent bien plus que de simples considérations esthétiques ou pragmatiques : le rapport à l’espace est aussi une question philosophique de l’identité. Construire ou abîmer des espaces, c’est rendre possible ou empêcher des trajectoires qui sont aussi les esquisses de tracés existentiels. En effet, les lieux ne sont pas innocents : par les interactions qu’ils autorisent ou interdisent, ils m’enferment dans la place que j’occupe, ou rendent visibles celles que je pourrais investir. » Claire Marin, ‘Être à sa place’.


27 février 2023

« Ils ne sont pas trop rebelles ? me demanda-t-elle à propos de mes élèves.

 Pas du tout, je le suis plus qu’eux ! »

Il n’est pas impossible que je me plaise à me penser rebelle plus que je ne le suis véritablement. La figure du rebelle me séduit par son courage, sa lucidité et sa détermination. Il est désobéissant, non pas comme l’élève qui conteste une note ; le vrai rebelle est un altruiste qui souhaite changer son monde en même temps que le monde. Il détient une qualité rare : celle de l’indignation. Ce que je reproche à mes élèves comme à notre société, c’est d’avoir rendu démodée l’indignation ; elle a été remplacée par la tendance à l’indifférence. Si je n’ai peut-être pas l’étoffe d’une rebelle, je porte sur moi, comme un classique indémodable, l’indignation. Je m’indigne de tout : de l’impolitesse, des mots mal employés, des pizzas hawaïennes. Je suis bien consciente que cette indignation généralisée contient le risque d’une banalisation mais, dans l’impossibilité qu’est la mienne d’atteindre la mesure, je préfère l’excès au néant. Aux petites indignations, succèdent celles qui me jettent à terre de tristesse : la mer généreuse que j’aime tant et qui est devenue, par la barbarie des hommes, un cimetière d’écume et de larmes. Tendez l’oreille et vous entendrez le chant de l’indifférence : le fracas de ce bateau qui s’est brisé hier contre les rochers de la côte italienne, les pleurs de ce nourrisson de quelques jours bercé une dernière fois par les flots, les cris stridents de ces enfants qui coulent.

« Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés. » Stéphane Hessel avait 93 ans lorsqu’il écrivit, avec une vigueur que peu de jeunes gens détiennent, ‘Indignez-vous’. Il est mort le 27 février 2013, il y a exactement 10 ans. Je m’indigne parce que je ne peux être fière de cette société, je m’indigne en ne sachant pas quelle forme donner à mon indignation qui m’oppresse ; mais je continue de l’alimenter car, ne pas aller au bout de l’indignation, c’est être indigne.


23 février 2023

« J’espère que mon message te trouvera sereine » m’a-t-il écrit. Sérénité : c’est un mot que j’entends onduler avec douceur et aisance, et qui me transporte sur les berges d’une rivière où seule la mélodie du ruissellement vient troubler le silence. Hélas, il ne s’agit que d’une image rêvée car, dans le réel, je suis si peu sereine. Je suis inquiète, aux aguets, en alerte, indignée, en colère, extatique, euphorique. Il y a quelques jours de cela, nous discutions du moi véritable. Elle affirmait son existence, et ce malgré la difficulté de le définir. « Au fond de notre être, il doit bien y avoir un noyau immuable qui demeure et qui nous représente. » dit-elle. Quant à moi, je partageais la vision de Blaise Pascal : l’être humain n’est qu’un ensemble de caractéristiques changeantes. Si on enlève ces caractéristiques, il n’y a pas de vrai moi, mais un vent, un souffle, peut-être rien. Cette théorie la perturba, et je comprenais son trouble : nous avons un besoin de nous définir et de saisir en chacun de nous une prise ferme qui pourra nous permettre de prononcer ces mots rassurants : « Je sais qui je suis ». Si cette idée du moi changeant me plaît tant, c’est parce qu’elle m’évoque une liberté qui m’est chère : celle de pouvoir me redéfinir, peut-être même de me réinventer. Pourtant, même si je suis séduite depuis longtemps par cette identité fluctuante et oscillante, je ne peux nier que certaines caractéristiques, à force d’être posée sur moi, ont tatoué ma peau à l’encre indélébile : je suis impatiente, exubérante, explosive. Est-ce cela, mon noyau dont elle tentait de me convaincre de l’existence ? Le jour-même où nous débattions, un cyclone particulièrement violent survolait mon île natale et m’apporta un éclair de définition : je suis une fille-cyclone. Mes accalmies temporaires, tel l’œil du cyclone, sont inévitablement balayées par de brutales rafales. Enfant déjà, j’aimais l’excitation créée par l’ambiance cyclonique. Adulte, j’apprends à être heureuse durant le cyclone et dans les bourrasques, à défaut de sérénité.


20 février 2023
Ce matin, j’ai revêtu ma tenue d’enseignante que je pensais avoir remisée au placard durant la semaine de vacances écoulée ; c’est un tort de croire qu’il ne s’agit que d’un habit posé sur la peau alors que le métier est tatoué dans la chair. La semaine dernière, je me suis rendue avec une excitation identique aux premières fois au Louvre d’Abu Dhabi, impatiente à l’idée d’être, durant quelques heures, dans ce lieu où l’émerveillement et la beauté sont les seules normes. Je m’approchais du guichetier tout en fouillant dans mon sac à la recherche de mon pass d’enseignante et en m’excusant de ne pas avoir été plus prompte, lorsqu’il me dit :
« Ce n’est pas la peine, je sais que vous êtes une prof.
 Comment ? m’étonnai-je en souriant.
 Ça se voit que vous êtes une prof.
 Et comment le voyez-vous ? poursuivis-je de plus en plus amusée par notre échange.
 A votre façon de parler. »
Il aurait fallu un temps que la situation ne nous permettait pas pour que j’en sache davantage sur ses talents divinatoires, s’ils étaient dus au hasard ou à une fine observation du genre humain, lui qui, de son côté du guichet, voit défiler chaque jour des centaines d’individus.
Parfois, lorsque je suis dans un lieu public, je tente de déceler le métier des gens qui m’entourent. L’exercice demeure aussi superficiel que stérile : je ne peux savoir si mes suppositions sont dans le vrai car jamais je n’ai eu l’aplomb d’interpeller mes objets d’étude pour corroborer mes intuitions. Mais si je suis convaincue que l’exercice ne connaît qu’une marge minime d’erreurs, c’est parce que l’on ne peut effectuer un métier pendant des années sans que l’on devienne un peu ce métier. La déformation professionnelle est une formation de notre identité. Je suis souvent attristée lorsque mes élèves me confient qu’ils iront effectuer un métier qui ne leur plaît pas, et ce par obligation familiale ou par souci rationnel et sécuritaire. C’est un leurre, me semble-t-il, de penser que l’on peut demeurer longtemps à distance de son métier : je fais mon métier en même temps qu’il me fait et me façonne, et ce avec ou contre mon gré.


15 février 2023
Il n’est pas désagréable de jouer au touriste dans un lieu où, habituellement, on s’active tant. Parce que mon frère est en vacances à Dubaï, j’emprunte avec lui les parcours incontournables. « Cela ne doit pas être facile pour un enfant d’être heureux ici. » Nous venions de sortir du plus grand centre commercial au monde pour admirer la plus grande tour au monde, lorsqu’il prononça ces mots qui suscitèrent chez moi le plus grand des étonnements : dans cette ville où tout est fait pour divertir, les enfants sont rois, parfois même tyrans. Leur semaine se déroule dans des établissements scolaires privés, et leur week-end dans des activités aussi diverses que coûteuses, tout cela dans le confort d’une vie sécurisée. Dubaï est, pour de nombreux parents, le lieu de la vie rêvée des enfants. Il me fallait donc l’interroger sur le jugement qu’il portait. « Il y a tellement d’objets à acheter, une telle surenchère de marques, qu’ils doivent toujours être dans la comparaison frustrante avec les autres. » Son constat était-il spécifique à Dubaï ? Partout, et ce depuis l’avènement de notre société ultra consumériste, il faut se distinguer par ce que l’on possède. Comment faire comprendre à des enfants que les objets, non seulement n’apportent pas le bonheur, mais consolent si mal des chagrins ? Comment leur expliquer que ce qui fait le bonheur de l’un apportera si peu de satisfaction à un autre alors que les adultes continuent d’effectuer de tels amalgames ? Autour de moi, j’observe des individus qui œuvrent pour appartenir ou se dissocier d’un groupe, et cela non par les connaissances, le charisme, l’intellect, mais grâce à des montres, des voitures, des lèvres repulpées et les mêmes nez redessinés. Le philosophe René Girard affirmait que le désir est toujours mimétique : inconsciemment, nous désirons un objet par imitation, parce qu’un autre le possède. Ainsi, nos désirs ne nous appartiennent pas mais sont créés par la société. Il est effet aisé d’être malheureux dans cette ville et dans cette vie qui nous invitent à toujours consommer plus, comme si celui ou celle que nous sommes ne sera jamais suffisamment à la hauteur du bonheur.


14 février 2023
C’était il y a six ans de cela, nous étions quelque part entre Pushkar et Jaipur lorsqu’une voiture percuta violemment celle que nous occupions. Transportée dans le véhicule d’un habitant en l’absence d’ambulance, arrivée dans un hôpital de campagne sans moyens suffisants, transportée de nouveau le lendemain dans une clinique de Jaipur où mon corps et ma conscience meurtris demeurent allongés pendant trois semaines. « Vous avez eu de la chance », me dit le chef de service en me donnant l’autorisation, au bout de ces trois semaines hors du temps, de reprendre l’avion pour rentrer chez moi. Cette phrase me hanta : il fallait que je fasse quelque chose de cette chance, il fallait que je vive véritablement. Evidemment, au bout de quelques jours, tout cela fut oublié. La force de la routine que l’on critique tout en la recherchant, la peur de se confronter aux questions qui importent car elles exigent d’agir ont eu raison de mes réflexions existentielles qui se sont transformées en préoccupations organisationnelles : gérer mon métier, mon foyer, mes finances. Sans m’en rendre compte, j’étais gestionnaire et non actrice de ma vie. Les expériences négatives n’ont de valeur que si nous leur laissons la possibilité de nous indiquer un chemin autre et de nous ouvrir à des perspectives nouvelles. Plus tard, je compris qu’en sortant de cette clinique, j’avais eu besoin de retrouver un sol ferme et familier, que mon corps recherchait de la lenteur et de la douceur. Mais je n’avais pas le droit d’oublier cette date du 14 février 2017, ni la chance que fut la mienne. Depuis, moi qui n’avais jamais célébré la St Valentin, chaque 14 février, je célèbre la vie. C’est une célébration qui ne nécessite ni cadeaux précieux ni restaurant coûteux, mais simplement quelques minutes pour me rappeler que la vie n’est pas une évidence, que nous vivons dans l’incohérence que soulignait Sénèque : nous sommes des êtres mortels qui agissons comme si nous étions immortels, à force de remettre au lendemain ce qui importe. « Les hommes sont trop laborieusement occupés pour être capables de mieux vivre. C’est au prix de leur vie qu’ils organisent leur vie. »


12 février 2023
C’est bien plus qu’un plaisir : c’est un droit conquis par la force des jambes de contempler ce paysage qui ne s’offre qu’aux plus persévérants. La sérénité du décor et la froideur rafraîchissante de la pierre m’ont rappelé une autre minéralité : celle qui a écrasé, il y a quelques jours, des milliers de vies, à quelques milliers de kilomètres d’ici. Là où je cherchais aujourd’hui, agrippée à la roche, mes appuis sur un sol ferme, ce même sol s’est révélé tremblant et traître pour tant de vies. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai été confrontée à un dilemme dont il faudra que j’admette qu’il n’y aura pas de fin heureuse : comment ne pas devenir un monstre d’égoïsme ? Comment ne pas laisser le souci des autres abîmer mon ambition du bonheur ? A ne se préoccuper que de son seul devenir, on devient un être méprisant ; trop penser à ceux qui souffrent, c’est avoir la garantie de son propre malheur. Cette semaine : se morfondre des réunions sans fin, voir les images des immeubles effondrés et sentir l’émotion me saisir à la gorge, me plaindre de mes collègues, être honteuse de mes plaintes en voyant le bilan des morts augmenter de jour en jour dans une addition macabre, me réjouir de la perspective des vacances, être accablée par la vacance créée par ces vies disparues, me fâcher contre mon fils, me retenir de pleurer en découvrant cette photographie de ce père tenant la main inanimée de sa fille gisant sous les décombres. Comment fait-on pour conserver l’espoir du bonheur malgré le monde tel qu’il est ? Ce souhait même de vouloir à tout prix conquérir son bonheur n’est-il pas mesquin et petit ? Peut-on l’abandonner ? Faut-il l’abandonner ? C’est une situation qui ne connaît pas de demi-mesure car il n’est pas possible d’être un altruiste mesuré ou à moitié humaniste. Cette semaine, j’ai oscillé, dans le confort de cette vie protégée, entre incohérence et culpabilité.


10 février 2023
Elles ne se présentent pas souvent, ces situations qui nous désencombrent du statut social et des apparences, qui n’ont que faire d’un diplôme prestigieux ou d’un poste envié pour nous obliger à la sincérité. Hier soir, je me suis prêtée à un rituel de l’institution scolaire : les réunions parents-professeurs. Pendant trois heures, je me suis entretenue avec une quinzaine de mères et de pères qui avaient réorganisé leurs agendas, qui s’étaient éclipsés d’une réunion qui durait trop pour assumer le poste le plus difficile de leur vie. Devant moi, ils n’étaient plus directeur d’entreprise, avocate, artiste, individu fortuné, mais parents. C’est une responsabilité qui occupe constamment, et qui préoccupe bien plus ; pourtant, il est difficile de n’accepter être que cela, de ne plus avoir la carte de visite en papier texturé ou la voiture de luxe coûteuse pour nous réconforter. De quoi faudrait-il être réconforté ? De la crainte de ne pas effectuer correctement son rôle de parent. « C’est si difficile, à l’âge qu’ils ont », me confia-t-il. Ils furent plusieurs, avec des formulations à chaque fois personnelle mais avec toujours la même inquiétude dans le regard, à poser ce constat. Ce matin, ils ont retrouvé avec assurance leurs collègues, ils ont peut-être proposé avec détermination des stratégies ingénieuses, ils ont probablement manifesté avec brio leurs compétences ; mais hier, ils ont avoué avec une sincérité extrêmement touchante leur peur, leur désarroi parfois et surtout leur amour inconditionnel pour leurs enfants.


6 février 2023
« Tu ne me reconnais pas ? » me demanda-t-elle. Son visage n’affichait plus les traits enfantins dont j’avais le souvenir, et c’est une jeune femme pleine d’assurance, qui n’a cependant pas totalement abandonné les expressions de l’élève timide qu’elle était il y a onze ans de cela, qui se tenait devant moi. L’émotion qu’est la mienne, à chaque fois que je rencontre une ou un ancien élève, est toujours sincère ; elle ressemble à celle d’une mère qui revoit son enfant après une longue séparation, elle s’apparente à l’enthousiasme de retrouvailles entre amis qui se sont perdus de vue. Ni mère, ni amie, cette relation si particulière détient une tonalité aussi étrange qu’agréable : il y a la joie entière des retrouvailles sans que l’on sache tout à fait comment se comporter l’un avec l’autre. Certains délaissent immédiatement le « madame » et le vouvoiement qui ne détenaient de sens que dans la salle de cours, tandis que d’autres y demeurent attachés : « Je ne pourrai jamais vous appeler autrement que Madame » me dit-il solennellement au mois de juin dernier, alors qu’il venait d’obtenir son baccalauréat. « Je me souviens encore de la classe de philosophie. Lorsque tu faisais cours, on n’avait pas l’impression d’être en cours, on avait l’impression d’être ailleurs et que tu nous parlais de la vie. » Le blanc revêtu par tous conférait un aspect aérien, presque féérique, à la soirée ; la beauté du décor fut amplifiée par ses mots. Faire cours est une expression qui me déplaît. Dans le « faire » j’entends un effort douloureux et un labeur pénible ; dans le « faire cours », je perçois une dimension magistrale et autoritaire. Or, si préparer un cours et l’animer requiert une énergie insoupçonnée par ceux qui ne se sont jamais prêtés à l’exercice, le plaisir éprouvé emporte tout. Si j’aime et si je réclame d’être écoutée, il n’y a cependant aucune volonté d’imposition ou de domination de ma part : l’exercice philosophique impose de descendre les marches de l’amour-propre pour nous mettre à égalité devant les complexités de la nature humaine.


1er février 2023
Aujourd’hui, pendant que je faisais cours, je le voyais griffonner sur une feuille. Si cela m’a agacée, c’est parce que je suis d’une intolérance extrême envers tout ce qui peut distraire l’attention de mes élèves du propos philosophique. Cette rigueur, peut-être même rigidité, n’est pas l’expression d’un narcissisme de l’enseignant qui ne supporterait pas que les regards ne se posent plus sur lui ; elle s’explique par le fait que pour moi, rien n’a plus de valeur que le propos philosophique, et s’en détourner, ne serait-ce que le temps de quelques secondes pour gribouiller, est une bravade qui m’est insupportable. A la pause, ne parvenant à refréner ma curiosité, je lui demandai de me montrer cette feuille : « La E101 transforme l’ado naïf en un penseur des Lumières et échange temporairement son langage banal pour des dialogues raffinés et complexes. » Je l’avais soupçonné de s’éloigner du propos philosophique alors que, sur ce morceau de papier, entre deux dessins raturés, il en faisait précisément l’éloge. Ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis aperçue que la salle où je fais cours, la E101, porte le même chiffre que la salle des tortures dans 1984 de Georges Orwell : c’est une pièce où, dans le roman, réside l’objet de peur le plus insoutenable de chacun des personnages. Quelle est la pire de mes peurs ? Que le monde ne soit que haine et clichés, que l’humanité perde sa cohérence, que l’exercice philosophique soit condamné à la disparition. C’est toujours avec émotion que je pousse la porte de ma salle de classe, et c’est avec excitation que, une fois les élèves installés, je la referme pour débuter, dans ce monde clos qu’est le nôtre, l’aventure philosophique. Parfois, je m’interroge sur l’utilité ou l’efficacité de ce qui se passe derrière cette porte ; parfois, le découragement menace. Par ses mots, il a rendu hommage à cette salle E101 qui ne craint pas la complexité et, ce faisant, il a chassé mes peurs pour me réconforter dans l’idée que la philosophie ne disparaîtra pas, du moins pas dans cette salle E101 qui affiche un E comme espoir.


30 janvier 2023
Je suis souvent étonnée que, de façon générale, on soit si peu conscient du pouvoir que détiennent les mots. Le weekend dernier, les pieds dans le sable du désert dubaïote et les lumières de la ville au loin, nous parlions des moyens de mobiliser la volonté pour parvenir à nos objectifs. Il n’est peut-être pas anodin que cette discussion ait surgi lors des derniers jours de janvier, mois qui est traditionnellement celui des résolutions auxquelles on oppose si souvent une résistance par crainte de ne pas détenir la volonté de les mettre en application. Il est difficile de tenir un engagement fait à soi-même, et on trouve souvent des accommodements avec soi pour justifier son inaction. Il est plus contraignant de s’engager devant les autres. Il y a des années de cela, je souhaitais devenir végétarienne. Au détour de conversations qui abordaient ce sujet, j’exprimais mon souhait sans pour autant le mettre en pratique. Et puis un jour, j’ai dit à mon interlocuteur : « Je suis végétarienne ». Je ne l’étais pas encore et, ce qui aurait pu passer pour un mensonge était en réalité un engagement public que je prenais. En l’énonçant à voix haute au présent, et non plus au futur ou au conditionnel, je n’avais plus d’autre choix que de mettre en pratique mes mots. Ce jour-là, je suis devenue végétarienne, dans les mots et dans les faits. Les mots ne font pas qu’exprimer le réel : ils le créent. En formulant devant les autres, comme un fait certain, ses désirs, on s’oblige à les concrétiser. Dans son célèbre ouvrage, ‘Quand dire c’est faire’, le philosophe John Austin analyse l’usage performatif de la langue : certains mots sont en même temps des actes. Par exemple, quand je dis « je promets », le mot est en lui-même l’acte de promesse. On peut aider la volonté en prononçant des phrases pré-performatives : énoncer haut et fort ses résolutions, c’est renforcer le courage de les mettre en œuvre. Alors qu’il ne reste plus qu’un jour à ce mois de janvier, il est encore temps d’adresser ses résolutions aux autres pour s’obliger à les mettre en pratique. « En 2023, je change de métier et de vie. » Maintenant que je vous l’ai dit, je ne peux plus me dédire !


27 janvier 2023
Cette semaine, j’ai invité mes élèves à changer de place au sein de la classe. Délaisser sa chaise en même temps que ses habitudes pour adopter des perspectives insoupçonnées : dans la classe comme dans la vie, c’est une invitation qui ne peut que faire surgir l’exaltation de la nouveauté. Ceux qui exprimèrent une méfiance face à ce changement sont ceux qui occupaient le premier rang et qui, dans une logique d’égalité, ont été conviés à laisser leur place à ceux qui étaient condamnés depuis des mois à contempler leurs nuques. Je comprenais d’autant mieux leur réticence que l’élève que je fus avait, à chaque fois, vécu comme une terrible injustice le fait d’être obligée d’occuper un autre rang que le premier où l’on est vu et considéré, où l’on existe plus que partout ailleurs dans la salle de classe. Mais je ne suis plus cette adolescente, et je commence à ressentir un certain confort à me tenir à distance. Est-ce parce que j’exerce un métier où je suis constamment, dans les jours où je me sens une âme de star comme dans les moments où je souhaiterais devenir invisible, au centre de la convergence des regards ? Est-ce parce que depuis de nombreuses années je vis dans des villes – Paris, Dubaï – qui sont des centres d’attraction ? Pour la première fois, j’ai un désir de périphérie. Faire un pas en arrière, agrandir le champ de vision, adopter un lieu qui se trouve dans une demi-pénombre, ne plus être constamment regardée mais être dans le plaisir coupable d’observer les autres sans risque d’être prise en flagrant délit, l’idée me plaît. La vie n’est probablement ni plus douce ni plus heureuse en périphérie, mais je l’imagine moins contrainte par les jugements et par les obligations ; je l’imagine plus libre. J’ai toujours eu un faible pour les rebelles qui s’emparent avec assurance de la chaise au dernier rang, qui toise la prof avec désinvolture, comme si la distance physique créée par les trois rangées les protégeait de toute sanction. J’éprouve une envie de les imiter.


25 janvier 2023
On pense savoir, on pense gérer, on pense être en maîtrise car on nous a dit que c’est cela être adulte. Il y a quelques jours, j’étais habitée (peut-être plus que d’habitude) par des préoccupations liées à mes désirs, à mes projets, à la vie dans toute sa banalité et sa splendeur. Lorsque l’heure de mon cours survint, je pensais avoir réussi à revêtir le masque de l’impassibilité, marque du professionnalisme tel qu’il m’a été défini. J’avais relu mon cours, j’avais préparé mes documents : j’étais prête. Comment ai-je pu oublier que ce « je » est double ? Quand le corps est prêt, l’esprit ne l’est pas toujours. C’est un métier où, parce que mes élèves ne sont pas mes collègues, je ne peux leur confier mes désagréments. J’aime cette retenue imposée parce qu’elle m’oblige : laisser ses tergiversations dans les coulisses, entrer sur scène, endosser le rôle, et ce peu importe le bruit du monde extérieur. Mais il y a des jours, sans que l’on s’en rende compte, où l’on joue moins bien. Ce n’est que ce matin que j’ai découvert ce message. Ils avaient dû le glisser, avec discrétion et pudeur, dans mon carnet durant la pause. Cette écriture aux contours enfantins et aux maladresses orthographiques sur le papier seyes me procurera toujours la même émotion. Ces mots expriment ce qu’il y a de si beau dans la nature humaine : l’altruisme. Comment ne pas être touchée et émue ? Je réfléchis si souvent à la question du sens que peut offrir le travail. Durant cette semaine où en France certains expriment leur colère de devoir travailler plus alors que les bras et la motivation ont déclaré forfait, où mes élèves remplissent les inscriptions sur Parcoursup et se projettent avec anxiété dans leur future vie de travailleurs, où la fin du mois de janvier a résolument chassé l’enthousiasme du début d’année, cette question du sens est revenue quotidiennement. Il faut beaucoup – l’incohérence, la violence, l’absurdité – pour briser le sens de ce qui nous importe. Il faut si peu pour reconférer du sens : le souci de l’autre, et quelques mots (et des cœurs !) sur un papier seyes.


23 janvier 2023
Il n’est pas nécessaire de porter la tenue aux couleurs vives pour avoir une âme de sauveteur. C’est l’un des moteurs de nos vies comme l’une de nos plus grandes causes de frustration : nous nous rêvons si souvent en sauveteurs de ceux qui nous sont chers. Animés d’intentions qui sont aussi bonnes qu’inefficaces, nous nous lançons dans une course éperdue sur la plage de nos velléités, nous plongeons dans les vagues de nos espoirs, nous nous imaginons regagner le rivage, essoufflés et fiers, en tenant dans nos bras un bonheur secouru par notre détermination : détourner des parents vieillissants de l’idée de la mort, insuffler de l’enthousiasme à une sœur ou à un frère accablé par le poids du quotidien, motiver son enfant en lui narrant d’exaltantes perspectives futures, communiquer la hardiesse des décisions à une amie usée par la vie, redonner le goût de la curiosité à un élève au regard terne. Mais comme un enfant qui plongerait avec insouciance dans les vagues, appréciant sans pensée du lendemain le goût salé de la liberté, et que le sauveteur viendrait brutalement sortir de l’eau, les autres ne veulent peut-être pas être sauvés. Animés par l’amour que nous leur portons, nous cultivons la croyance que la vie qu’ils mènent est perfectible, nous refusons la possibilité que leur existence puisse leur convenir, nous pensons mieux savoir qu’eux. Les bonnes intentions sont non seulement inefficaces, elles peuvent aussi se révéler méprisantes : penser, à leur place et contre eux, que les autres méritent toujours mieux, c’est leur ôter le droit d’apprendre à nager par eux-mêmes. On peut les accompagner mais pas les sauver ; on peut les éduquer mais pas les sauver ; on peut les aimer mais pas les sauver. Il faut faire preuve de courage pour accepter notre inutilité dans le bonheur des autres. Peut-être que notre seule sphère d’action véritable, c’est de tenter de se sauver soi-même. En incarnant mes propres principes, en montrant à ceux qui me sont chers que je boirai la tasse sans jamais cependant laisser les flots du malheur victorieux, je leur montre que le bonheur est possible. N’est-ce pas la plus belle des preuves d’amour ?

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