Le jeudi 17 octobre, le ministre des Télécommunications Mohammad Choucair décide de taxer les appels effectués via WhatsApp. Il s’agit d’une mesure illégale selon les termes et conditions générales d’utilisation de l’appli, ce qui pourrait générer une pénalité à l’encontre du gouvernement libanais. Pour le peuple, écrasé par l’ampleur des impôts et des taxes et la crise économique qui s’aggrave depuis des années, la taxe WhatsApp est la goutte qui fera déborder le vase. Armés d’une fureur jamais vue, les gens se précipitent dans la rue. Pour de nombreux spectateurs qui regardent la couverture médiatique en direct, tout comme pour les hommes et femmes au pouvoir, c’est une scène déjà vue.... en 2015, en 2017, et qui finira par se calmer dans quelques heures. Ils se trompent.
Le vendredi 18 octobre 2019 matin, après une nuit mouvementée, les manifestants décident de bloquer les routes principales, paralysant ainsi l’activité, tout en permettant l’accès aux ambulances et aux patrouilles militaires. Même l’autoroute menant à l’Aéroport international de Beyrouth est bloquée. Les voyageurs arrivent à leur destination, de et vers Beyrouth, à pied ou en empruntant un scooter. Les universités et les écoles sont fermées.
Ce que l’on croyait une colère passagère s’organise ainsi dans les diverses régions en un mouvement qui prend de plus en plus d’ampleur. Le blocage des routes qui dure près de deux semaines est par la suite levé pour entamer un nouveau chapitre dans la révolte : le blocage des institutions publiques, des compagnies de téléphonie mobile, des résidences des ministres et députés, des espaces publics confisqués et violés : le centre-ville de Beyrouth, la baie de Saint-Georges (rebaptisée contre son gré la baie de Zeytouna), le mythique Œuf, etc.
Ce même vendredi 18, le Premier ministre Hariri demande un ultimatum de 72 heures pour proposer des réformes en mesure de décongestionner la rue sans pour autant répondre à la demande populaire réclamant la démission de son gouvernement. Le lendemain, le Secrétaire général du Hezbollah rejette les impôts que le gouvernement entendait faire passer avant le mouvement populaire, mais se prononce défavorable à la démission du gouvernement, une décision qu’il martèlera dans son deuxième discours, une semaine plus tard. 72 heures plus tard, la feuille de route proposée par Hariri est rejetée par les manifestants qui la jugent insuffisante et déclarent avoir perdu toute confiance en la classe politique au pouvoir. La démission du gouvernement jugé incapable, corrompu et responsable de la crise dans laquelle plonge le pays, est une demande unanime. 13 jours après le début du soulèvement, Hariri démissionne.
- Une toile réalisée le dimanche 17 novembre, place des Martyrs à Beyrouth
Les réclamations de la rue
Que demande la rue à l’unanimité ?
Si le mouvement est disséminé sur l’ensemble du territoire libanais et atteint même l’étranger, reste que les droits réclamés sont les mêmes. Car il s’agit bien de « droits », non de « demandes » : l’électricité 24 h/24 h dans un pays où les coupures sont fréquentes et où l’on paie deux factures, une pour l’EDL, une autre pour le propriétaire du générateur local devenu un vrai business face à une crise qui date des années de guerre, mais également l’eau, la baisse des tarifs de la communication, notamment dans le secteur de la téléphonie mobile, des débouchés professionnels face à un chômage galopant qui a atteint le seuil des 40 %, le droit à l’éducation nationale gratuite, le droit à l’hospitalisation gratuite, etc.
Si le mouvement est avant tout sociétal et économique, il se double de revendications politiques : « le peuple veut la chute du régime » et « tous veut dire tous » sont deux slogans qui ponctuent le soulèvement. À travers le premier slogan qui a fait le tour des pays arabes durant les diverses révolutions, la rue, au Liban, demande la chute du régime confessionnel, qui répartit les pouvoirs entre confessions, corrompu et féodal qui se transfère de père en fils. Cette féodalité moderne a été largement perçue lors des dernières élections qui ont permis à de très nombreuses figures de céder leur place au profit de leurs enfants. Ce modèle féodal, familial, a permis de monopoliser le pouvoir et de le restreindre à certaines « familles politiques » qui contrôlent le pouvoir ainsi que les richesses du pays. L’accès au pouvoir par méritocratie s’avère difficile face à ce système ankylosé que remet en cause la rue qui, dans sa majorité, s’est abstenue de voter lors des dernières législatives, affichant ainsi son manque de confiance dans cette même classe politique qui se recycle depuis plus de 30 ans.
- Caricature des figures politiques ornant un mur, immeuble Azarieh
La réclamation de la chute du régime s’adresse également aux banques qui, à travers une mainmise renforcée, sont tenues responsables de la crise économique. C’est surtout le gouverneur de la Banque du Liban (BL), Riad Salamé, qui est récusé par le peuple pour sa mauvaise gouvernance.
À travers le deuxième slogan « tous veut dire tous », le peuple dit sa volonté de se débarrasser des figures traditionnelles au pouvoir et de les traduire devant la justice pour corruption et le pillage des biens publics qui a laissé le Liban crouler sous une dette gargantuesque de plus de 90 milliards de dollars. La rue demande ainsi de libérer le pouvoir des vétérans de la guerre civile. En effet, le pouvoir au Liban est contrôlé par les anciens chefs de guerre qui siègent aux ministères et au Parlement.
Les manifestants restent toutefois attachés à deux institutions : l’armée libanaise et le système juridique dont ils revendiquent l’indépendance pour pouvoir contrecarrer la corruption et rapatrier plus de 390 milliards de dollars pillés et déposés par la classe politique dans les banques suisses.
Un affranchissement du pouvoir confessionnalisé
Dès le début de ce soulèvement, les manifestants affichent leur déconfessionnalisation. Ils sont unis par la pauvreté, par la faim, par leurs droits violés, par le chômage, par les coupures d’électricité... Les quelques milliers deviennent des millions et occupent les rues dans toutes les régions. Il faut comprendre l’importance de ce phénomène pour un peuple constamment divisé sur le plan politico-confessionnel comme une affirmation d’un affranchissement des autorités politico-religieuses. Beyrouth n’est plus le centre de la révolution qui se décentralise pour atteindre les quatre coins du Liban. La division communautaire que renforçait une réclusion géographique s’effrite. Le mur de la division est tombé... au grand dam de ceux qui en profitaient.
Les femmes et les jeunes en première ligne
La révolution est femme. Elle est jeunesse également. Les femmes et les jeunes, élèves et étudiants, constituent le pivot de ce soulèvement. Ils sont mus par une réclamation de leurs droits fondamentaux : les premières demandent une revalorisation de leur rôle au sein de la société, le droit de donner la nationalité à leurs enfants nés de pères étrangers, une perspective d’avenir pour leurs enfants, et les seconds réclament un accès à un enseignement public de qualité, une baisse des scolarités exorbitantes dans les écoles et les universités privées, ainsi qu’un avenir au Liban pour contrecarrer une vague d’émigration de plus en plus importante. En effet, les jeunes diplômés sont enclins à émigrer en l’absence de débouchés professionnels dans un pays où le népotisme et le clientélisme gangrènent l’accès au travail, notamment dans la fonction publique. Au cours des deux premières semaines, les écoles et les universités ont fermé leurs portes, avant d’annoncer une réouverture progressive face à un refus de la part des jeunes qui annoncent rester dans la rue jusqu’à l’obtention de leurs droits.
- Un hommage aux 3 victimes à la place des Martyrs à Beyrouth
Ce n’est pas la révolution WhatsApp. Un tel nom réduirait sa portée et son essence. C’est « la révolution d’octobre » ou tout simplement « la Révolution » avec un grand R... Elle s’incruste partout : sur les murs, sur les barricades, sur l’Œuf géant, vestige de la belle époque beyrouthine... La révolution d’octobre est pacifique malgré des moments de tension et trois jeunes assassinés devenus emblématiques du combat, joyeuse avec ses fêtes inlassables et créatives. Les artistes se déchaînent dans la rue, se réapproprient l’espace public et multiplient leurs installations et leurs graffitis qui immortalisent ce moment historique dans l’histoire moderne du Liban. Car, même en 2005, qui fut marquée par un soulèvement sans précédent, la rue était divisée, politisée, scindée entre un 8 et un 14 mars. Mais 14 ans plus tard, la rue est unifiée. On croyait ce pays perdu et ce peuple indifférent, encaissant les coups les uns après les autres dans l’insensibilité absolue. Il a fallu une étincelle pour que s’embrase ce pays par une chaleur incroyable qui traverse le pays grâce à une chaîne humaine. Elle réchauffe les cœurs à travers des initiatives comme « Matbakh el balad (1) » qui sert à manger aux manifestants et aux plus défavorisés. Et surtout elle donne un espoir, l’espoir de reconquérir le pays, de le rebâtir, et surtout de rester. L’espoir, le catalyseur de ce mouvement, explique la résilience d’un peuple qui en a vu de toutes les couleurs, mais qui reste inflexible face aux menaces et tient tous les coups un mois plus tard face à une classe politique inexorable, mais qui a perdu toute légitimité, toute confiance populaire.
Un mois après le début de ce soulèvement inédit, les murs sont tombés et les hantises se sont envolées en mille éclats : on n’a plus peur du spectre de la guerre civile que l’on brandit comme un épouvantail pour dissuader toute action populaire.
En traversant Beyrouth, sur l’un des murs ornés de slogans, on peut lire : n’aie pas peur de rêver.
Car cette fois-ci le rêve promet de devenir réalité.
Notes
(1) Restaurant du « balad » : « balad » (= le pays) est la dénomination initiale locale de ce qui devint, au lendemain de la guerre civile et de la mainmise de Solidere, le centre-ville.
- A l’intérieur de l’Oeuf