Succéder à Mathias Enard, Ananda Dévi, Kossi Efoui, Kamel Daoud ou Yamen Manai, qui hésiterait ? Assurément pas Jean Marc Turine. Exaucé ! Voilà cet écrivain belge récompensé par le Prix des cinq continents, prix qui soit dit en passant est bien loin des jeux de pouvoir d’un monde de l’édition qui en raffole.
Jean Marc Turine vient d’arriver à Erevan, encore tout étonné, comme tombé de la lune. Un appel téléphonique rapide et éclairant, direction l’aéroport... la vie est simple, parfois ! Comment aurait-il pu penser que son intérêt pétri d’humanité pour le peuple rom sensibilise à ce point le jury. Lui qui n’a de cesse de pester et de reprocher à la société le manque total d’attention portée à ces populations de Roumanie ou de Hongrie à qui l’on fait porter tous les clichés repoussants du monde.
Son compagnonnage avec les victimes de génocide et de déportation remonte à la fin des années 80 quand il réalise avec Violaine de Villiers un documentaire, « Monsieur S. et Madame V. ». Le profond travail de Jean Marc Turine pour sortir le génocide des Tziganes des caves obscures de l’Histoire date, lui, du début des années 90 à la suite de rencontres avec de vieilles dames tziganes à Strasbourg. Un travail qu’il décline en programmes pour la RTBF. Puis, il enquête sur des « évacuations » de camps en région parisienne qu’il met en onde pour France Culture. Des médias qui lui accordèrent le privilège du temps long. Entre les deux expériences il s’était lancé dans l’écriture, processus créatif vite sapé par les éditeurs qui voyaient mal quel « bénéfice » tirer de l’histoire du peuple rom et de ce génocide dont les Européens (et bien d’autres) se satisfont si bien de l’avoir oublié !
Pourtant l’homme a de la constance dans ses engagements et fidèle aux paroles de Václav Havel, dramaturge et président de la République tchèque et slovaque puis de la République tchèque, qui s’exprimait ainsi : « l’avenir de l’Europe dépendra du sort réservé aux Tziganes ». Paroles qui, convenons-en, restent sans le moindre effet. Les luttes antiracistes dans leur ensemble ne se font rigoureusement jamais l’écho des crimes commis contre les Tziganes dans le passé et encore moins des violences permanentes dont ces derniers sont victimes ici et là, de l’est à l’ouest. Jean Marc Turine prêche dans un désert d’indifférence quand il dénonce les désastres « du mythe négatif, reconduit de génération en génération, du voleur de poule » qui semble dédouaner toutes les sociétés de leur rôle protecteur envers les Tziganes.
Le Prix des cinq continents, à sa manière, donne la parole aux sans voix, aux oubliés de ce siècle de tragédies que Jean Marc Turine fait raconter à son personnage. La tradition orale toujours fermement en vigueur dans les communautés tziganes perpétue en leur sein l’histoire du génocide et des violences en général, mais ce livre apporte, à ceux qui voudront bien le lire, de quoi s’ouvrir à l’innommable. Sans circonvolutions langagières, le plus heureux des Belges confirme que selon lui, « il n’y a pas d’écriture sans ouverture sur le monde » et que l’autofiction tellement en vogue le fait chier. Parions que le lecteur qui s’aventurera sur les routes sinueuses de ces peuples, paradoxalement devenus majoritairement sédentaires, prendra un immense plaisir à participer à la reconnaissance de la souffrance oubliée d’un peuple méprisé.
« La Théo des fleuves », éditions Esperluete.