Il en est des artistes comme de films ou d’écrivains, un jour on se réveille en constatant qu’on est passé à côté. Pas vu, pas entendu, pas applaudi. Un voyage sur Vénus, d’un bonne dizaine d’années sans doute. Le réveil est brutal. Incrédule, on se lance dans la séance de rattrapage, barbouillé, un peu honteux. Et là, craquage total. Comment suis-je passé à côté de cet Objet Chantant Non Identifiable si longtemps.
Aussi, merci à l’intermédiaire qui a permis d’être un peu moins bête... clin d’œil.
« Je connais des gens qui, à l’époque, allaient chercher le dernier 45 tours de Brassens à Paris, aujourd’hui, plus rien n’est précieux. On a tout, tout le temps, partout. Holala, j’ai un discours de vieille conne ! » s’amuse-t-elle.
Quelqu’un m’a dit que le génie
arrive avec la taille mannequin
(De la merde grand public)
Il était une fois...
Petite, l’école et elle faisaient deux. Et que j’te bégaye et que je dyslexique. Immobile comme une observatrice incrédule. Pas faite pour être là. Participation zéro. Sa mère voudrait bien lui faire l’école à la maison mais son père résiste : « Il faut qu’elle aille à l’école pour découvrir l’injustice. » Voilà un papa qui ne plaisante pas avec sa pédagogie. Rude mais pourquoi pas ? A la maison, elle est hyperactive. Une grande sœur joue de la harpe, Leïla joue à la bagarre. La jeune harpiste compatissante accorde à sa petite sœur des moments de sororité bien peu wokes puis retourne à son instrument. Leïla ne s’autodécrit-elle pas comme... La peste, le tourbillon ? (Jolies frangines)
Ras la tignasse en pétard...
Qu’on lui rappelle sa bonne bouille enfantine à tout bout de chan-sons, ras le pompon que ses tontons-mentors morts pour la plupart la fassent cataloguer « surannée », marre qu’on s’étonne qu’elle ne picole pas plus, gouailleuse comme elle est. Comme si faire péter des bouchons et accessoirement, rouler ses clopes, améliorées de substances dites créatrices, étaient l’autoroute vers le succès. Bref, parfois son public se goure et ça la saoule un p’tit peu, quand même un p’tit peu *.
Leïla Huissoud, du haut de ses 27 étés, et de son mètre et quelques est comme ça, cash. Attention, pas cash terminatorienne qui se fout des conséquences des baffes distribuées, non cash par honnêteté. Par besoin d’être comprise.
Comprise ? Oui, la jeune femme a parfois la lourde impression que son public, tout en étant sincère jusqu’au bout du médiator, ne prend pas la bonne clef pour ouvrir la porte. Comprendo ? Hé ho, c’est d’elle qu’elle parle ! Elle vous livre toute crue sa tristesse, ses craintes, ses instabilités et son désir de vivre différemment. Et vous, ni une ni deux, vous avez la banane, la frimousse de la demoiselle suffit à vous dessiner un sourire généreux. Et, elle, derrière son micro et sa grosse guitare, peste intérieurement. « C’est terrible, je suis en train de leur confier mon mal-être le plus intime et ils me regardent me noyer sans broncher ! Une fois, quand même, un monsieur qui venait régulièrement aux concerts m’a dit que quand je chantais la Niaise, il partait aux toilettes car il était gêné par ma souffrance. La souffrance a besoin de reconnaissance, l’art devrait être cet endroit ou on dépose sa propre souffrance mais les spectateurs ne se rendent pas toujours compte, ils prennent ça pour une représentation spectaculaire et pas pour une souffrance réelle. Le truc c’est que quand les gens t’aiment, ils ne t’écoutent plus, ils t’aiment... » Ou, ils vont aux toilettes pour ne plus entendre...
Vous me direz, il reste ta guitare
ton amoureux c’est ta musique
Moi j’vous dis qu’c’est mon désespoir
une vielle fille alcoolique,
qui demande à m’voir tous les soirs
à m’inspecter mes tripes,
elle prend c’qu’elle veut et elle se marre
à l’trainer en public
(la Niaise)
M’enfin, dites-donc, Leïla,
n’êtes-vous pas un brin difficile à suivre ? N’est-ce pas un peu de votre faute, ne récupérez-vous pas les fruits des graines semées patiemment par vos soins. Ce n’est quand même pas la faute de ces pôv’ gens si ils se perdent joyeusement ou mélancoliquement dans vos labyrinthes de mots, si votre humour grinçant ou potache désarçonne le meilleur cavalier et si l’exigence de vos musiciens fait perdre le sens de l’orientation au plus fin pigeon voyageur. Et puis, il y a ces vieilles barbes – ou moustaches – les tontons mentors, toujours eux, assis au premier rang cause ils sont un brin sourdingues mais pour rien au monde ils ne manqueraient le moindre de vos concerts dans le plus humaniste des cafés creusois ou foréziens. Vieilles gloires qui se sont penchées sur votre berceau, merci Papa, encore lui ! Moustachu sètois, grande gueule bruxelloise, pâtre grec ou anarchiste monégasque ! Ils sont tous là, les yeux écarquillés et les oreilles en chou-fleur, font de leur mieux pour passer inaperçus mais diantre, peine perdue. Bonheur de les avoir là, VIP à leurs corps défendant, écrasants pour les épaules de la frêle jeune femme. Fort heureusement, grâce à son époque circassienne celle-ci maîtrise l’art de l’acrobatie et se faufile entre les monstres sacrés. Hé vous, le public ! Arrêtez de regarder Georges, le Grand Jacques, le Métèque et Léo, vous épuisez Leïla. Elle n’ose pas vous dire qu’elle aime aussi le rap, que ses horizons vont au-delà des moustaches et qu’il serait sympa de votre part de ne pas étouffer ses envolées. Remarquez, elle le dit elle même, « j’ai la tête dure », juste, facilitez-lui la vie. Elle ne vous décevra pas en étant infidèle.
10 ans, 12 ans ?
Depuis quand Leïla Huissoud promène-t-elle sa guitare sur les routes ? Bien avant d’avoir le droit de vote et arrêté de grandir . « J’ai toujours vécu de l’Intermittence et des concerts. » Loin d’avoir trente ans, elle est accomplie. J’en vois derrière leur écran qui pouffe. Exagération ? Sans doute, un peu mais décalons le regard et scannons le profil de cette jeune femme qui sait prendre son temps et dire non tout en s’autorisant un singulier, « je ne suis pas à l’abri de réussir ! »
Accomplie car elle a fait tout l’itinéraire, toute l’initiation de l’orfèvre artiste. Comme dans un village du Cameroun ou du Kenya, où les enfants sont guidés par le respect de l’esprit des Anciens, à qui est confiée une liberté, bienveillante liberté surveillée. La grande ville à l’horizon...
Pour la très jeune Leïla, les courants d’air au coin des rues, les cafés surpeuplés et les p’tites salles bricolées loin des grands axes ont construit son avenir. Elle emmagasine l’expérience, s’essaye au cirque, adopte l’esprit forain, s’entoure de contrebassiste ou pianiste haut du panier. Comme celles et ceux qui sont vraiment touchés par la grâce, Leïla tremble les deux ou trois premières chansons. Accomplie, vous dis-je ! Avoir le trac est bon signe. Signe d’être consciente de sa responsabilité, « puis ça passe, je sais que je vais faire le taf. C’est plus dur pour mes partenaires parce que je suis ch... »
Vérifiant même ses doutes, au cas où
Vérifiant en direct qu’elle n’est pas faite pour le rouleau compresseur du « show business ». Elle s’essaye à une émission de télé-crochet du samedi soir. Quatre vedettes, selon les critères, du dit « show business » tombent amoureux d’une certaine Leïla Huissoud. Pas la vraie. Pas celle qui pétille, qui se livre, qui écrit, qui danse... Avec le recul, parmi les quatre jurés, une bonne moitié n’avait pas l’expérience, encore moins le talent, de la vraie Leïla. Celle qui se rendit compte que cette illusion de réussite était une farce, tout au moins une prison parfois dorée, souvent glauque. Les grands fauteuils rouges n’ont pas su la retenir ! Ouf... « Pour beaucoup, le réussite est de passer à la télé. » Pas toutes !
Accomplie, de s’être noyée et d’avoir su refaire surface. Ça forge un caractère. Noyée ? D’avoir failli se laisser happer par un monde de business plus que de show, un monde de réseaux socio-pathes où réussir signifie dessouder son frère ou sa sœur artiste. « Mes amis dans la profession sont des gens désinscrits des réseaux, on devrait se regrouper ! » Et puis, il y a Paris, « moi qui venais de la pampa, j’ai été un temps emportée par un tourbillon ». Tourbillon qui emporte la faim. Les médecins appellent ça l’anorexie. Il faut toujours qu’ils utilisent des gros mots ces blouses blanches. Maladie qui tombe sur le nez des artistes et des émotifs pathologiques quand le milieu commente davantage « la tronche que la musique ». Plus le côté « choupette » que celui de chanteuse à textes. « Et puis, moi qui avait fait tout mon lycée sans boire ni fumer, je découvre que la sociabilité de ce métier se fait autour de la boisson et de la fumette. Être cool m’a détruite. »
Noyée aussi dans le Covid et dans sa langueur angoissante. Noyée confinée. Confinée déprimée. « Je me suis rendu compte d’un grand vide intérieur, que je n’avais pas d’autres passions que mon métier. »
Parait qu’les gueules qui font marrer
Ont souvent les yeux mouillés
(Auguste)
Le début des années 2020, années folles d’un autre style que celles du siècle précédent, ont noyé talents et microtalents par pelletés. Le Covid a bien failli la faire abandonner, elle aussi. « Impression d’avoir perdu le contrôle de mon corps. Il me semblait impensable de me remontrer en public. » Oui mais, que faire d’autre ? Leïla Huissoud a tapé du pied au fond de la piscine. Remontée. AAAApplaudissez ! (Chianteuse) D’une formule bien gentillette, elle résume le sale moment d’un « je me suis un peu perdue, maintenant j’ai une vie de mamie dès que j’en ai l’occasion ». Quel sens de la mesure ! « J’ai gagné en estime de moi en revenant de très très loin »
On s’cramponne à la rambarde et on est fier d’être debout (Bonsoir)
2024, on va voir de quel bois la demoiselle se chauffe. Tant d’épreuves, de zigzags sur des chemins de traverse, d’écoles buissonnières inspirantes pour un redémarrage. 28 ans dans l’année. L’expérience emmagasinée, parfois à coups de talon, l’amour inconditionnel de son public, la confiance de sa tribu bien que Chianteuse, parfois, tout est en place. « La maladresse » sera le nom de la nouvelle aventure. Celle qui est née de salles en salles, de ci-delà, copain-clopant tout au long de 2023. Un tour de chant testé auprès de ceux qui la soutiennent depuis si longtemps et qui ont accepté de jouer le jeu de testeurs ! « Avec un pote, sur la route, le spectacle s’est monté au fil des jours depuis la fin des confinements. Au début, nous voulions juste garder l’intermittence et puis on s’est tous pris au jeu. L’album sera pro comme jamais je n’en ai fait. » Quelque chose nous dit que Leïla est repartie. Sur la route, certes, mais aussi dans son âme remplie de moustachus, de chevelus, d’un public en attente, d’un énigmatique Caracole et d’un certain Monsieur Jacques. Des petites étoiles qui brillent au dessus de sa tête. Il avait bon goût Feu Monsieur Jacques de Lausanne.
Leïla, continuez à fredonner sous le figuier, au rythme sublime de l’harmonica. (L’ombre) Le peuple houissoudien vous accompagne....
* expression empruntée à l’humoriste-acteur Coluche