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Littérature francophone de Belgique : un hommage bienvenu au Québec

Littérature francophone de Belgique : un hommage bienvenu au Québec

Ce dossier spécial de la revue "Études Littéraires", présenté par Christiane Kègle et Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, rend hommage à une des grandes littératures francophones de l’Europe, celle de la Belgique. C’est la première fois que cette revue très réputée dans le cercle des spécialistes consacre un numéro tout entier à la littérature de la Belgique francophone.

30 décembre 2021 - par Peter Klaus 

Pour le dire d’emblée, le lecteur et la lectrice vont se trouver en face d’une somme impressionnante et d’un trésor enrichissant. La présentation de Christiane Kègle et de Jean de Dieu Itsieki Putu Basey souligne à juste titre que la littérature belge de langue française est née dans la déchirure historique. Elle est témoin de l’Histoire et elle tente de s’inventer malgré cette histoire. Ce qui a pour résultat surprenant une littérature moderne qui se crée dans un contexte historique, social et culturel particulier en dehors des normes de Paris et qui entame ainsi un dialogue avec les autres francophonies. La littérature francophone de Belgique témoigne d’une francophonie longtemps méconnue et souvent considérée avec condescendance par le grand voisin, la France, sauf dans le cas de certains artistes et écrivain(e)s, dont la France n’a pas dédaigné de se parer.
Souvent perçue comme « étrange », la littérature belge est pleine de surprises. Tout comme cette autre littérature de langue française, celle du Québec, on a l’impression qu’en dehors des carcans et d’une certaine pesanteur de l’Académie française, les prétendues petites littératures de langue française sont davantage libres et ouvertes aux nouveautés et aux audaces de tous genres. Le surréalisme et le réalisme magique belges en sont témoins.
Les articles individuels, réunis ici, le démontrent, car ils sont très fouillés et regorgent d’informations, d’ aperçus et de perceptions critiques qui permettent au novice et au connaisseur de découvrir et d’approfondir un champ littéraire trop longtemps méconnu et pourtant extrêmement varié et novateur.

Marc Quaghebeur, grand spécialiste des lettres, des arts et de l’Histoire belge, écrivain lui-même, auteur de nombreuses monographies et d’essais, critique, conférencier, défenseur et passeur de la littérature belge de langue française sur le plan national et international contribue dans son essai "Langue, histoire et littérature en Belgique francophone : des origines à la belgitude" plus qu’une introduction substantielle, riche et éclairante. Le parcours historico-littéraire sur lequel il amène le lecteur et la lectrice s’avère très instructif. Il explique non seulement les fondements de la littérature belge de langue française, il la lie intimement au devenir de la Belgique elle-même. D’un pays associé à l’image d’un pays de peintres , cette impression des romantiques français, la Belgique évolue courageusement vers une prise de position d’une identité particulière. Il ne cache pas que les deux Guerres mondiales n’ont pas seulement dévasté le pays, mais elles ont également eu leur impact en littérature. Le traumatisme étant tel que certaines affinités germaniques qui existaient bel et bien avant la Première guerre ont ainsi été "sacrifiées". Rien qu’à lire les intitulés des différents paragraphes de cette contribution, on a l’impression de se trouver en face d’un immense terrain de jeux (de mots, de langues et de lettres) où priment l’audace et une imagination débridée. Loufoquerie tu me tiens ! Ce n’est donc pas surprenant que le fantastique et le réalisme magique soient devenus des images de marque de la littérature belge du XXe siècle. On peut se demander si les écrivains belges n’ont pas réinventé le français.
La suite du volume nous permet de profiter de la diversité et de l’innovation de certains auteurs belges de langue française qui ont marqué et qui marquent encore le paysage littéraire de cette francophonie bien particulière. Un grand avantage de ce volume : ne pas avoir occulté la présence belge en Afrique et avoir inclus plusieurs contributions consacrées à ce chapitre colonial et postcolonial.

Le très bel article de Sorin C. Stan « Du discours sur l’Histoire à la remise en Histoire. La figure du Gueux et La légende d’Ulenspiegel » de Charles De Coster » nous démontre qu’il existe dans les lettres belges bel et bien un texte fondateur, celui de Charles de Coster qui a créé ce héros d’Ulenspiegel, devenu un personnage mythique et populaire dans une bonne partie de l’Europe, en Allemagne par exemple. Un"Ulenspiegel [est] poète et guide du peuple“ (p.58), comme l’appelle Stan, un esprit libre qui lutte contre l’obscurantisme religieux et pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (p.59), mais qui s’élève aussi contre les menaces d’annexion que fait planer la France depuis l’Indépendance de la Belgique (p. 59). Il n’est donc pas étonnant que l’œuvre de Charles de Coster ait été quasi encensée comme une sorte de cri multiforme de liberté.

Stéphane Crêteur consacre sa contribution au Prix Nobel en littérature de 1911 Maurice Maeterlinck et il place son article sous la citation de Jankélevitch « Le devenir est à la fois une marche à la mort et un procès créateur. » Maurice Maeterlinck dramaturge a marqué la création théâtrale non seulement en Belgique mais au-delà de ses frontières. L’intitulé de l’article « Maurice Maeterlinck : du théâtre de la perte au théâtre de la délivrance » donne déjà le ton. L’auteur se penche surtout sur le clivage qui existe entre ce qu’il appelle son "premier" et son "deuxième" théâtre, réflexions qui font ressortir tout le déchirement d’un auteur qui a eu une influence énorme avec ses recueils de poésie d’abord et bien sûr avec son théâtre. Ce n’est donc pas un hasard que la critique enthousiaste de sa première pièce « La princesse Maleine » par Octave Mirbeau lui a valu le titre de « Shakespeare belge ». Stépane Crêteur fait ressortir les différences qui existent entre les deux phases de création et souligne "l’austérité des premières pièces et l’opulence des énumérations dans le second théâtre“ (p. 73) et il constate que lorsque le premier théâtre "se morfond dans une forme de stagnation le second théâtre joue avec le temps et résiste à irréversible" (p.74).

Valentina Bianchi présente Paul Nougé (1895-1967) : une interrogation radicale de la question de l’objet et du langage. Paul Nougé est un cas particulier dans le paysage artistique et littéraire belge. Il n’est pas le seul, mais peut-être un des plus marquants. Valentina Bianchi souligne bien les spécificités de l’auteur qui, dit-elle, et c’est un comble pour un écrivain - ne voulait pas être publié. (p.77) Valentina Bianchi se penche par la suite sur le côté fragmentaire de son œuvre qui englobe aussi bien la création poétique que la théorie. Ami de René Magritte, il réfléchit aussi sur le langage et ses côtés subversifs, il est en contact avec les surréalistes français, mais appartient à une "génération belge novatrice", comme le dit Marc Quaghebeur (p.85). Valentina Bianchi souligne bien le rôle d’instigateur (p.89) que joue Nougé par rapport au surréalisme, qu’il veut différent de celui d’un Breton.
Paul Nougé est d’une certaine façon redevable à la grande tradition du romantisme allemand couplée au grand désir de changer le monde (p.89). Son rapport au réel et à la langue fait de lui un véritable novateur. Une découverte !

Jean de Dieu Itsieki Butu Basey offre une réflexion sur le théâtre de Michel de Ghelderode dans : « Le miroir de la raison : déconstruction des mythes, assomption de l’humain, nouvel imaginaire du corps et du social dans le théâtre de Michel de Ghelderode. » Jean de Dieu Itsieki Butu Basey nous fait découvrir encore un auteur belge d’origine flamande qui compte parmi les grands classiques de la littérature belge de langue française. Ghelderode, un rebelle, influencé par le symbolisme et l’expressionisme, n’est pas toujours facile à cerner. Les études consacrées au dramaturge, nous dit l’auteur, pâtissent souvent du mythe de l’auteur et sont souvent réduites à sa personne. (p.94). Jean de Dieu Itsieki Butu Basey découvre chez Ghelderode une intention éthique, une destruction des mythes de l’imaginaire culturel, de l’imaginaire du corps. (p.95 sqq.) et il voit dans Ghelderode "l’attitude et les pratiques d’un analyste en laboratoire (p.99), un théâtre qui représente la représentation, joue avec les doubles et les mises en abyme (p.100). C’est la déconstruction qui est à l’œuvre dans ce théâtre, déconstruction des mythes de l’imaginaire culturel (p.104). La question qui se pose : quelle est la visée de cette dramaturgie déroutante ? (p.107). "Le caractère avant-gardiste et la veine futuriste du théâtre" (p.110) de Michel de Ghelderode, nous dit l’auteur de cette contribution très dense, met l’accent sur sa véritable intention : militer pour une révolution sociale, une révolution basée sur l’éthique de la responsabilité, un théâtre qui serait un plaidoyer pour la fraternité universelle. Vu comme tel, le théâtre de Michel de Ghelderode mériterait vraiment le détour et une nouvelle approche qui mettrait en lumière non seulement le côté loufoque (à première vue), mais surtout le côté humaniste.

Emilia Surmonte aborde dans « Dualité épistémologique de la figure de l’« homme noir » dans l’œuvre de Henry Bauchau » une phase importante dans l’évolution des lettres belges contemporaines. Il pourrait paraître osé que de vouloir résumer en quelques pages une œuvre aussi multiforme que celle d’Henry Bauchau. Bauchau est une institution dans les lettres belges, récipiendaire de nombreux prix. Pour le lecteur germanophone il n’est pas sans intérêt de noter qu’il a thématisé dans ses pièces de théâtre aussi ses expériences avec l’Allemagne nazie, lui qui a rejoint la résistance sur le tard.
Emilia Surmonte a sagement limité ses réflexions sur la figure de « l’homme noir » dans l’œuvre de Bauchau, une thématique qui s’avère une sorte de leitmotiv. Ce combat intérieur, exemplifié par "La lutte de Jacob avec l’Ange" de Delacroix, devient un véritable topos dans l’œuvre bauchalienne (p. 119). Bauchau est plus que préoccupé par l’expérience du mal à l’exemple des deux guerres. Étonnantes ses nombreuses réflexions sur Hitler (p.124) et la personnification du mal dans la figure de Shadow qui représenterait la beauté suggestive et affroyable du mal « absolu » (p.126), et derrière l’ombre (!) de Shadow on entrevoit celle d’Hitler (p.129). Bauchau avoue également avoir trop longtemps attendu, fasciné d’abord par Hitler qui est resté pour lui un mystère. (p.129). L’écriture reste pour Bauchau un prolongement de ses activités de psychanalyste qui ont marqué une bonne partie de sa vie, et une autre façon de se libérer des démons qui sont à l’origine des conflits intérieurs et qu’il a exemplifié à travers les histoires de l’esclave Johnson et du bandit Clios (p.130). Un article qui motive le lecteur à se pencher sur l’œuvre de Henry Bauchau.

Marie Giraud-Claude-Lafontaine, dans sa contribution, met en lumière des ombres ambivalentes pour paraphraser son titre. Son article s’avère très instructif, complexe et néanmoins lisible. Elle analyse les romans de deux auteurs "Le Conservateur des ombres" de Thierry Haumont publié en 1984 et "Le Boulevard périphérique" de Henri Bauchau publié en 2008. Les romans ont un dénominateur commun : la Deuxième guerre mondiale et les liens des personnages des deux romans avec le régime nazi. Pour Bauchau la rédaction du roman "Le Boulevard périphérique", commencé dans les années 1980 et achevé à l’âge de 94 ans, a certainement été la libération d’un passé douloureux et plein de contradictions. Ce sont finalement deux romans périphériques, dans le double sens du mot qui ne s’arrêtent pas aux ambiguïtés thématiques. Au contraire, ils mettent en évidence des oppositions ambivalentes et révélatrices des contradictions de l’Histoire (p.138). On apprend ainsi que pour Henri Bauchau "Le Boulevard périphérique" devient quasi la libération d’un passé douloureux et contradictoire (p.136).
Le début du roman "Le Conservateur des ombres" de Thierry Haumont se passe dans une sorte de brouillard idéologique qui régnait alors dans une petite ville allemande du nom fictif de Flachsenfingen autour de 1930. Le tumulte dans la brasserie d’où proviennent aussi bien "L’internationale" que des chants nazis donne pour ainsi dire le ton du roman. Le geste du protagoniste, Franz, le bibliothécaire, de détruire ou de jeter des publications aux relents nazis retombe sur lui lorsque les nazis pratiquent la même chose, les autodafés de livres, et il se pose ainsi la question du sens de l’acte historique (p.139). Les contradictions de l’Histoire sont révélées dans ce seul geste d’un lâche, là où l’enjeu du roman serait plutôt de démêler le chaos du monde (p.139). Les deux romans mettent en scène des protagonistes faibles, faibles dans des situations historiques où il aurait fallu se positionner. Dans les deux romans on assiste à une sorte d’intériorisation des traumatismes de l’Histoire (p.143), ainsi qu’ à une mise à jour des attitudes ambivalentes et ambiguës des protagonistes, comme le remarque très bien l’auteur de l’article.

Dans "Mystères du réel dans l’œuvre de Marie Gevers. Motif de l’enchantement arborescent et processus d’écriture poétique", Dominique Ninanne dégage au début les ramifications et tendances poétiques d’une époque révolue ou se côtoyaient une certaine conscience de la réalité et des relents du réalisme magique. Il est important de savoir que Franz Hellens, Marie Gevers et son fils Paul Willems partagent une certaine vision du monde proche de ce « réalisme magique allemand » . C’est une belle découverte que cette "fraternité" en poésie. On découvre également dans le texte de Dominique Ninanne le mystère qu’inspire à Marie Gevers son rapport à la langue, celui du « bilinguisme congénital » qu’elle partageait avec Franz Hellens. Le concept de l’anthropomorphisation des arbres est assez étonnant. Selon Marie Gevers les arbres murmurent, parlent, dialoguent (p.157). Et que penserait Marie Gevers du livre très poétique et néanmoins scientifique et réaliste de Peter Wohlleben "La vie secrète des arbres" (2017) où l’auteur nous révèle que les arbres sont des êtres sociaux qui arrivent à communiquer avec leurs voisins. N’est-ce pas un beau complément à la poésie arborescente de Marie Gevers ? Dans sa conclusion ; Dominique Ninanne fait ressortir la conception de la langue telle que vue par Marie Gevers et qui serait proche du discours romantique allemand sur la nature, un moyen pour l’homme de renouer d’une certaine façon avec le cosmos "pris dans sa totalité" (p. 165). Et de citer Marie Gevers qui s’est construite comme personne et comme écrivaine dans le jardin de Missembourg, [et] y avoir puisé « sa sève ». (p. 166)

Christiane Kègle consacre sa contribution à un sujet « typiquement belge », dirait-on : « Du réalisme magique à la figuration d’un impensable : Le Pays noyé de Paul Willems ». C’est extrêmement rare que mère et fils se retrouvent dans un collectif comme celui-ci sur les lettres belges ! d’abord Marie Gevers dans l’article de Dominique Ninnane et avec Paul Willems, le fils de Marie Gevers, dans la contribution de Christiane Kègle. Si chez Marie Gevers il a été question, entre autres, de l’anthropomorphisation des arbres et de la proximité de la poète avec le courant du "magischer Realismus" allemand, il n’est peut-être pas étonnant de voir que l’œuvre de Paul Willems, son fils, qui s’est imprégné également de l’atmosphère du domaine familial de Missembourg, soit dominée par la tension entre le réel et le rêve. Selon Christiane Kègle il en proposerait une nouvelle compréhension et déconstruirait les frontières entre le réel et l’irréel. C. Kègle nous présente une analyse fouillée de son roman "Le Pays noyé" , publié en 2005 à Montpellier par une maison d’édition au nom ô combien programmatique de Fata Morgana, comme quoi Paul Willems aurait cherché un éditeur au penchants semblables aux siens. Ce roman aux relents féeriques et présentant d’abord une vision idyllique, paradisiaque, où on ignore la différence entre la vie et la mort va basculer au fil du récit forcément, dirait-on, dans son contraire. Ces passages ne sont pas sans rappeler, au moins en partie, le rêve de l’immortalité dont vit le récit du roman "Le grand secret" (1973) de René Barjavel. Chez Paul Willems pourtant, cet "atmosphère de félicité et de ravissement" (p.173) des premiers chapitres va basculer dans l’anéantissement total, ce qui fait penser aux désastres dont a été victime la Belgique lors des deux Guerres mondiales. C.Kègle dit du roman "Le Pays noyé" qu’il est l’œuvre la plus sombre de Paul Willmes, et ceci malgré son esthétique magico-réaliste (p.174), un récit, dit-elle, éminemment pessimiste (p.178). Il en sort une sorte de luminosité contrastée par son envers angoissant. Une œuvre à redécouvrir.

Sarah Yigit : Fragmentation identitaire et énonciative dans Octobre long dimanche de Guy Vaes (1927-2012), met en lumière un multitalent, dont l’« originalité », selon certains critiques, résiderait dans le fait d’être un des derniers (!) écrivains flamands d’expression française. Le titre de son article : "Fragmentation identitaire et énonciative" dans Octobre long dimanche (1956) de Guy Vaes. Le roman a connu une réception plus qu’élogieuse et est encore de nos jours considéré comme un des classiques de la littérature belge. Et décidément, on n’ en a pas fini avec les problèmes identitaires belges, surtout lorsqu’il s’agit d’un écrivain flamand de langue française comme Guy Vaes qui lui aussi est passé par l’"école" du réalisme magique. Quand un héros de roman se trouve peu à peu dépouillé de son identité et se sent envahi par des souvenirs qui ne sont pas les siens (p.184), on se demande où en est cette fusion de rêve et réalité dont il est question ici et où dominent des éléments oniriques. Sarah Yigit détecte dans cette fusion des ordres ( rêve vs. réalité) une parallelité avec la fusion des genres (poésie vs. roman) qui serait caractéristique des lettres belges depuis leurs origines jusqu’à l’arrivée du courant du "réalisme magique. (p. 185). Cette perte de repères identitaires (dans rêve vs. réalité) trouverait son pendant dans la perte de repères de la société tout entière (p.187). Le héros du roman devient pour Sarah Yigit le reflet d’une collectivité avec un grand "H" (p.188). Comme quoi la fuite dans un monde imaginaire peut éventuellement être une bouée de sauvetage devant l’insoutenable de l’Histoire. Et Guy Vaes se démarquerait dans ce roman par une spécificité belge qui serait aux antipodes d’une logique hexagonale beaucoup trop rigide. Une belle synthèse qui donne envie de lire le roman de Guy Vaes.

Dans l’article de Carmen Cristea "Épiphanie du visage et transascendance (sic !) de l’œuvre : d’Emmanuel Levinas à Marc Quaghebeur" il est surtout question du rayonnement des "Carmes du Saulchoir" (1993) de Marc Quaghebeur. Apparemment l’auteur de ce texte a été aussi imprégné par l’atmosphère de cet endroit ô combien historique et néanmoins religieux que Paul Willems par le manoir familial de Missembourg. Il s’agit d’un livre hybride composé de textes poétiques de Marc Quaghebeur et de photographies de Marc Trivier, "une ode , un hommage vibrant d’émotions aux grands artistes (peintre et écrivains) qui ont marqué son esprit." (p.199) Le visage y devient ainsi une "quintessence de l’être", mais quelle est la place du texte, pourrait-on se demander ? De toute façon, c’est une idée originale que d’associer deux médias, le scriptural et le pictural qui se complètent mutuellement. La « transascendance » du titre, empruntée à Emmanuel Levinas est ainsi valorisée comme étant une clé pour éventuellement percer le mystère de l’œuvre-visage dans ce texte qui se veut promenade. (p.204). "Les Carmes du Saulchoir" , une œuvre atypique du poète et critique où l’œuvre-visage constitue un lien étroit entre l’esthétique et l’éthique. Le poète devient ainsi, selon les dires de Carmen Cristea, également critique d’art.

Les deux contributions suivantes tournent le regard belge francophone sur les anciennes colonies belges, le Rwanda et le Congo. Il ne s’agit pas donc pas de littératures issues du Rwanda et du Congo belge, mais d’un regard belge sur ces anciennes colonies.

Et lorsque Pierre Vaucher nous présente dans « La ittérature belge sur le Rwanda : récits et relations à l’Histoire » une brêve synthèse de textes belges parus entre les années 1950 et le génocide du Rwanda (1994), il paraît évident qu’il y sera question des implications politico-historiques, belges et africaines, entre autres. Le corpus dont il nous fait part se compose d’œuvres méconnues, délaissées et en partie niées par la critique et l’opinion publique. C’est regrettable, car les livres présentés abordent de façon nuancée la rencontre des auteurs avec l’Afrique des Grands Lacs , son histoire, ses problèmes issus de la colonisation et tout ce qui s’en suit. Les récits décrivent l’échec des politiques coloniales et postcoloniales et nous avertissent avant les faits d’un anéantissement certain du Rwanda, constat qui a été tu par la critique. Pierre Vaucher se concentre surtout sur les livres d’ auteurs comme Grégoire Pessaret ("Émile et les destin", 1977), Claude Nemry (*1935), auteur d’une véritable pentalogie sur l’Afrique centrale ou d’Ivan Reisdorff (1913-1981), qui occupait des fonctions importantes au Rwanda , sont autant de documents riches historiquement. Mais il mentionne également Marie Gevers avec son œuvre "Des mille collines aux neufs volcans (1953) et un autre passionné de l’Afrique : Omer Marchal (1936-96), qui chante un hymne au Rwanda ancien dans "Pleure, ô Rwanada bien-aimé" (1994).
Lorsqu’il s’avére que Nemry, Reisdorff et Marchal sont témoins d’une ère de paix relative (p. 217), ces auteurs, tout comme Pierre-Olivier Richard ne se privent pas de mettre en cause une bureaucratie souvent ignorante et tacitement complice d’une extermination planifiée. Et ce sera l’œuvre de Huguette de Broqueville (1931-2015) qui avec "Urabo ? Es-tu toujours vivant" (1997) fournit le texte fondamental sur l’hécatombe rwandaise, un texte qui est passé inaperçu en Belgique et en France, un texte mal compris parce qu’ il dérangeait ?
On remarque chez tous les auteurs cités que leur rapport à l’Histoire est tout sauf statique, qu’ils anticipent tous la destruction du Rwanda par le gouvernement colonial, relayé ensuite par les élites noires mal préparées. Un trait commun : l’idée d’une Afrique déchiffrable, mais incompréhensible (p.221). Le questionnement qui reste : que vont devenir les sociétés africaines et quel est l’apport de la colonisation. Une conclusion loin d’être optimiste, mais un article qui nous apprend beaucoup plus sur l’Afrique "belge" que toutes les conclusions politico-historiques sur la colonisation et la décolonisation.

Bernadette Desorbay aborde avec son article : « Le Congo des romanciers francophones de Belgique : pour une histoire poïétique de la modernité congolaise », un chapitre particulièrement douloureux pour la Belgique. Nul n’est prophète dans son pays, pourrait-on presque dire en lisant la contribution riche et instructive de Bernadette Desorbay qui souligne que la littérature francophone belge reste frileuse à l’histoire du Congo (p.337) et que la Belgique a mis un certain temps à reconnaître et à accepter (?) une modernité congolaise certaine. C’est dommage, vu les nombreux ouvrages qui se créent et qui n’ont souvent pas connu la résonance auprès de la critique ni le succès commercial qu’ils auraient mérités. Les auteurs dont il est question ici sont ou nés au Congo ou ayant au moins séjourné de longues années dans l’ancienne colonie belge. C’est donc un regard différencié qu’ils jettent sur l’évolution du Congo et les machinations et manipulations politicardes et économiques. Ils approchent le Congo, pourrait-on dire, avec une préformation (?) positive et non-biaisée. Et heureusement qu’il y a In Koli Jean Bofane, l’auteur de "Mathématiques congolaises "
(2008) et de "Congo Inc. Le Testament de Bismarck."(2014). Les titres eux-mêmes posent des questions et on voit à la lecture que les mathématiques sont plus qu’un jeu d’esprit, elles deviennent au fil du récit, et ceci nous "explique" quelque peu le Congo contemporain, la possibilité d’une double manipulation. Malgré toutes les atrocités et faussetés ambiantes, le rire reste la seule arme valable. C’est ce qui transperce également dans le livre Jean-Louis Lippert et de sa « plongée marrante » dans le fleuve Congo. (p.232). Le roman de Lippert "Maniwata" (1994) , un récit monumental sur le Congo, aurait pu être révélateur, mais, trop "moderne", le roman n’a pas pu percer à l’étranger. Lippert qui aime "brasser les contradictions" a rendu hommage à Lumumba dans "Carnets de Lucifer". Marqué par ce double lien, né au Congo de parents belges, "continue d’éclabousser tout le monde dans les eaux du fleuve Congo" (p.336). Gérard Adam, médecin né au Congo, a contribué un récit important avec "L’Arbre blanc dans la forêt noire" (1988), mais qui reste un "insuccès total", d’après les dires d’Adam. Le grand auteur belge contemporain qu’est Pierre Mertens (*1939) a séjourné moult fois au Congo et y a œuvré en tant qu’observateur judiciaire (il est avocat de formation) et défenseur des droits de l’homme, et a contribué plusieurs ouvrages à la littérature belge sur le Congo, dont le roman "Les Bons Offices" (1974) où les réalités africaines sont parées de traits carnavalesques et où le réel et la fiction se jouxtent. Ça se voit déjà dans le nom du protagoniste Paul Sanchotte, mi-Sancho, mi-Quichotte, ce Monsieur Bons-Offices aux prises avec les problèmes du monde. Et il faudrait probablement plus qu’un Don Quichotte (= la petite Belgique ?) pour venir à bout de la démesure d’un Congo réel et imaginaire.

Marc Quaghebeur : Bibliographie : La Belgique littéraire et culturelle à partir de 1980. Cette bibliographie d’une dizaine de pages devrait intéresser tous les chercheurs en littérature belge francophone. Les publications nombreuses réunies par Marc Quaghebeur ne comprennent pas les livres ou monographies consacrés à un auteur, comme le précise l’intitulé, mais on y découvre moult publications de par le monde qui témoignent d’une réception importante de la littérature belge à l’étranger, en Europe aussi bien qu’Outre-Atlantique. L’Italie, l’Allemagne et la Pologne sont parmi les plus importants diffuseurs et promoteurs des lettres belges.

Christiane Kègle : Entretien avec Marc Quaghebeur. Henry Bauchau : trois décennies d’amitié. Pour le lecteur et la lectrice de ce volume de la revue il est quelque peu décevant de ne pouvoir accéder à la version numérique de cet entretien substantiel et assez long il est vrai (pp.259-304). Néanmoins Christiane Kègle pose des questions pertinentes à son interlocuteur Marc Quaghebeur qui a connu et accompagné Henry Bachau pendant de longues décennies et dont les réponses jettent un éclairage différencié aussi bien sur Henry Bauchau que sur ses rapports avec le monde, avec l’Histoire et avec autrui. Le dialogue entre Christiane Kègle et Marc Quaghebeur touche à beaucoup d’aspects concernant l’évolution de la personne et de l’écriture de l’écrivain et psychanalyste, et il entre également en détail dans les rapports entre les deux hommes Bachau et Quaghebeur. Lorsque Marc Quaghebeur développe la biographie de l’auteur du "Régiment noir", il fait en même temps le constat d’« un processus de confiance et de connivences » (p.269) que Bauchau aurait développé avec lui. Le lecteur se demande jusqu’où est allée cette amitié qui s’est établie « malgré les manœuvres des personnages de l’ombre. » (p. 270 ) Pour une meilleure compréhension de l’œuvre de Henry Bauchau, Marc Quaghebeur insiste sur l’importance des traumatismes vécus par Bauchau et ses proches. Expert de l’œuvre de Bauchau, Quaghebeur en connaît les moindres détails de sa genèse et il a pu avoir, selon ses dires, une influence certaine sur le développement de quelques textes (prose et théâtre). Cette complicité est importante pour la compréhension de l’œuvre aussi bien de Bauchau que de Quaghebeur. La complexité de l’œuvre a déjà été abordée dans un article de ce volume des Études littéraires, mais il est important de souligner les ambiguïtés dans l’œuvre et la personne, ambiguïtés qui concernent aussi bien les rapports de Bauchau avec son propre passé, ses rapports avec l’Allemagne, entre autres, et avec l’Histoire. Il est étonnant de voir Bauchau sur les barricades de mai 1968, (p.273), un détail qui souligne l’impression d’un Bauchau « idéologiquement jamais très rigoureux » (p.285), constat qui se voit confirmé dans certaines « épisodes glauques » (p.284) de sa vie. Ces contradictions transpercent également dans sa fascination par Léopold II et l’Histoire (p.286).
Lorsque Marc Quaghebeur énumère ses actions concernant la promotion de l’œuvre de Henry Bauchau à travers l’organisation de colloques, conférences et séminaires en Europe, au Mexique et en Afrique et la direction de nombreuses thèses de doctorat, Christiane Kègle se demande à juste titre pourquoi le nom de ce passeur qu’est Quaghebeur ne soit pas plus souvent mentionné. Un entretien très éclairant, riche en informations, et une source importante pour tous ceux qui s’intéressent à Henry Bauchau, sa vie et son œuvre.

Éléments de conclusion : on ne peut que féliciter les éditeurs et directeur/directrices de la revue Études littéraires d’avoir consacré tout un volume de la revue à la littérature belge francophone. La qualité des contributions devrait convaincre le lectorat qu’ il y a des découvertes intéressantes, stimulantes et surprenantes à faire et que les auteurs belges n’ont pas encore dit leur dernier mot.


Littérature Francophone de Belgique : Langue, Identité, Histoire. À partir des travaux de Marc Quaghebeur. Dossier a été préparé sous la direction de Christiane Kègle et Jean de Dieu Itsieki Putu Basey.
Études Littéraires, volume 49 n°s 2-3, 2020. 268 pages, Québec, Université Laval.

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