Il était une fois un petit garçon né au début des années 1920 à Bamako, alors capitale du Soudan français, qui allait voir sa vie transformée par le cadeau d’un oncle de retour du Sénégal. Lui, qui du haut de ses 7 ans était destiné à devenir menuisier, recevait un Kodak Brownie ! Un appareil photographique qui lui ouvrait les portes de la grande histoire de la photographie africaine et mondiale, de New York à Paris... En 1998, trois ans avant sa mort, il effectuait une séance pour le « cultissime » magazine Harper’s Bazaar !
La période phare du travail de Seydou Keita va de la fin des années 40 au début des années 60. Des années charnières du 20e siècle, entre conflit mondial et décolonisation que le photographe malien immortalise sans déroger aux règles qu’il s’est fixées. Son monde, et celui qu’il propose à sa clientèle jeune et urbaine, est un monde qui ne tient compte que de ses propres volontés.
- « On ne peut placer les clients devant un mur blanc ; ce n’est pas respectueux » Seydou Keita
« Devant le studio de Seydou Keïta, il y avait une queue incroyable, j’avais l’impression que tous les jeunes de Bamako étaient sortis pour se faire immortaliser ce jour-là. Nous avons attendu notre tour. Le photographe faisait entrer les jeunes par groupes de deux. Notre premier groupe rentra dans le studio et ressortit quinze minutes après, intimidé. Nous ne savions pas trop pourquoi. C’était à cause du photographe ou le fait de se retrouver pour la première fois devant un appareil photo ? Mon tour arrive. J’entre avec mon ami, Bakoré Souaré. Nous avions acheté les mêmes tissus pour en faire des chemises. Mon ami était plus grand que moi, mais je ne l’ai réalisé qu’après. Seydou s’adresse à nous : « Qu’est-ce que vous voulez comme photo ? Portrait, assis ou debout, debout étant le moins beau. » J’ai dit debout pour ne pas être trop ridicule. Alors le photographe nous regarde dans les yeux et demande que moi, je change de place. Il tire un rideau qui laisse apparaître les motifs de nos habits et les traits de nos visages. La tension monte d’un cran. Une grosse lampe s’allume et nous ne savons que faire. Moi, j’étais tendu et j’avais le visage crispé. Mon ami reste tout naturel, comme si ce n’était pas sa première photo. Seydou baisse la tête dans son appareil, il la relève un instant et me dit : « Regarde l’appareil et ne bouge plus. » Mes yeux commencent à clignoter de tous les côtés. Seydou me voit, il me dit encore : « Regarde l’appareil et ne bouge plus l’œil. » J’entends le son de l’appareil qui fait « clic clac ». » Souleymane Cissé (photographe - cinéaste)
- « Vous ne pouvez pas imaginer ce que j’ai ressenti la première fois que j’ai vu des tirages de mes négatifs en grand format, impeccables, propres, parfaits. J’ai compris alors que mon travail était vraiment, vraiment bon. Les personnes sur les photos paraissaient tellement vivantes. C’était presque comme si elles se tenaient debout devant moi en chair et en os. » Seydou Keita
- « La photographie de Seydou Keïta marque la fin de l’époque coloniale et de ses codes de représentation pour ouvrir l’ère d’une photographie africaine qui, tout en puisant dans ses racines et dans son histoire, affirme sa modernité. » Yves Aupetitallot (historien de l’art – directeur de musées d’art)
Les premiers pas dans les salles de l’exposition sont à plusieurs titres déstabilisants : tout d’abord les photographies traduisent toutes une grande tranquillité, une sérénité apaisée. Quand on imagine l’animation bruyante qui devait régner autour du décor, du modèle et du photographe, on ne peut qu’être interloqué. Déstabilisé ensuite, car les photographies « africaines » de la première moitié du 20e siècle, que l’Occidental a l’habitude de voir sont des photos anthropologiques, ethniques ou exotiques. Là, rien de tel. Seydou Keita n’a rien à faire de l’exotisme de pacotille qui incruste les clichés dans la tête des « blancs ». Il veut simplement montrer son peuple digne, moderne, libre...
- « Il y avait beaucoup d’animation autour de mon studio, il y avait tout le temps du monde, c’était un lieu de rendez-vous et de palabre ; je travaillais tout le temps. » Seydou Keita
« Les accessoires permettent notamment aux clients de montrer qu’ils sont au fait des dernières tendances de la mode, d’étaler une richesse qu’ils n’ont pas toujours et, parfois, de prétendre être ce qu’ils ne sont pas. Traditionnellement, les automobiles et les motos figuraient parmi les symboles d’ascension sociale les plus recherchés, et elles trouvent souvent place dans les portraits réalisés par Keïta. Certains clients venaient avec leur automobile ou leur mobylette, mais, en règle générale, c’est le photographe qui prêtait sa Vespa. »
« La pose adoptée par le modèle est un autre paramètre critique. Ainsi, Keïta adapte ou remet au goût du jour la pose de l’odalisque, popularisée par la vogue de l’orientalisme au XIXe siècle, généralement sous la forme d’une femme à peine vêtue, allongée dans un harem ou un boudoir orné de riches motifs décoratifs. À l’époque, les artistes européens ont essentiellement abordé les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient sous l’angle d’un islam exotique. Compte tenu de la présence ancienne de l’islam au Mali, où cette religion est arrivée dès le IXe siècle (aujourd’hui, près de 90 pour cent de la population est musulmane), les colons français envoyaient en Europe des cartes postales de femmes – des « indigènes exotiques » – posant en odalisques. Keïta, qui
connaissait très certainement ces images, adopte la pose avec cette différence importante que la décision est le fait de ses clientes. Ce pouvait être pour elles un moyen de courtiser un prétendant ou de montrer leur capacité à aguicher les hommes. […] La grande innovation de Keïta a été d’utiliser des fonds en tissu, généralement en batik, c’est à dire imprimés selon une technique à la cire vieille de plusieurs siècles, originaire d’Indonésie. Introduites en Afrique occidentale dans des circonstances mal connues, ces étoffes plaisaient par leurs couleurs vives et leurs motifs complexes. À la fin des années 1800, un créateur belge se lance même dans la production en série de batiks, donnant ainsi naissance à une véritable industrie. » […] Dan Leers (conservateur musées de la photographie)
Il a fallu attendre le début des années 90 pour que l’œuvre de Seydou Keita fasse son apparition en France ou aux États-Unis. Une trentaine d’années sont passées depuis sa période de portraitiste stakhanoviste. L’artiste célébré aujourd’hui fut alors photographe officiel du président malien Modibo Keita puis prit une retraite méritée pendant laquelle il mit « les mains dans le cambouis » passionné qu’il était par l’automobile. Par chance, ses négatifs vivent bien ce temps mort et ne sont pas abimés. Exploit au regard du climat et du contexte de Bamako ! Commence alors une seconde carrière... Seydou Keita est invité dans les plus grands musées d’art contemporain, ses négatifs sont tirés sur de très grands formats, il collabore à divers projets artistiques comme les 50 ans de la maison Tati à Paris en 1997. La série de photographies sera exposée l’année suivante au musée des Arts décoratifs. Quelle trajectoire !