- Partenariat OIF / Agora francophone
Saintrick Maytoukou se déploie. La lumière du vidéoprojecteur dessine son ombre longiligne et chapeautée sur l’écran. Ses bras, allongés naturellement, s’étirent jusqu’à donner l’impression qu’il prend son envol. Son animal totem serait-il le goéland ? Lui qui a parcouru les scènes africaines avec les plus grands artistes, comme celle du concert donné par Manu Dibango, pour ses 70 ans, lui qui a sonorisé moult concerts, dont Papa Wemba ! Jusqu’à écrire un livre de référence sur le sujet, est là devant une douzaine de jeunes « ingés son » qui, un jour, pendront sa place. Les vieux crocodiles finissent toujours par laisser libre le territoire, autant que les successeurs connaissent le travail et ses pelletées d’astuces que seule l’expérience procure. Depuis 1997, Saintrick Maytoukou forme à tout-va. Le besoin de professionnalisation est immense de Rabat à Dakar. De Yaoundé à Brazza, la ville de Saintrick Maytoukou... Si les artistes et les techniciens veulent gagner leur vie sur le continent africain et pourquoi pas viser l’international en y affrontant toutes les chausse-trappes inhérentes, ils doivent se former et s’imposer sur leurs Terres. Le mouvement de professionnalisation est en route pour les artistes depuis des décennies, mais côté technicien, le chemin est encore à tracer et à pérenniser.
« Celui qui pose une question bête est plus intelligent que les cinq qui n’ont pas osé la poser. »
Saintrick Maytoukou
L’Organisation Internationale de la Francophonie a identifié ce manque et profite du festival Visa for Music pour offrir à Saintrick Maytoukou ce dont il raffole : de l’immersion pour les jeunes pousses « ingées son ». Plus question pour lui, de blablater pendant des heures devant un public de jeunes techniciens professionnels et de les lâcher dans la nature sans qu’ils n’aient profité d’un supplément de terrain ; encore moins question de les mettre dans les pattes de l’équipe technique en charge d’un concert. Même avec la meilleure volonté du monde, jamais « l’ingé son » en chef ne laissera la moindre initiative à des stagiaires, et puis, franchement, quel artiste autoriserait qu’un « petit jeune » sonorise son concert ? Que faire, alors ? Simple. L’immersion accompagnée. Saintrick profite des concerts proposés par Visa for Music, pour accompagner les stagiaires dans les pas des techniciens, sans les déranger, sans ajouter du stress au stress, et commenter les balances et les temps forts de l’installation de la scène. Il peut ainsi répondre aux questions des stagiaires, montrer ce que l’œil - l’oreille - non aguerri ne voit pas et se rendre compte d’éventuelles lacunes à combler lors d’un prochain moment formel.
- Ibrahim Gafsia à l’écoute
Ibrahim Gafsia est le binôme de Saintrick Maytoukou. Plus réservé que son confrère, il porte néanmoins un sourire aux lèvres qui montre instantanément qu’il a de l’humour et ne rechigne pas devant le second degré. Tunisien, il est passé par l’université en musicologie, a le statut de chercheur et s’engage dans des projets follement excitants, comme celui de faire inscrire la rumba congolaise au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Ce qui fut fait en 2022. Ibrahim Gafsia est un scientifique doté d’une mémoire vive exceptionnelle. Du tac au tac, il donne des références de matériel, cite des formules magiques pleines de symboles et de « bidules » indéchiffrables pour le commun des mortels, mais les stagiaires, eux, acquiescent d’un geste de la tête. Parfois, il se perche une branche trop haute, perd gentiment son auditoire, et finit pas sourire... « j’y reviendrai tout à l’heure ». Ibrahim Gafsia a un double rôle lors de la formation. Tant que le festival n’a pas « officiellement » ouvert ses portes, il est là, en salle de cours. Lui et Saintrick Maytoukou se partagent le travail. Dès que le festival joue ses premières notes, il descend de 7 étages et devient « l’ingé son » de terrain. C’est lui qui sonorise les groupes qui jouent dans la salle du cinéma Renaissance. Il permet de concrétiser la fameuse immersion chère à son acolyte congolais. Lors de l’exercice des balances qui permet de trouver les bons réglages pour chaque artiste, les stagiaires s’agglutinent autour de lui, et scrutent le moindre mouvement de doigts ou d’oreille ! Saintrick Maytoukou commente, répond aux interrogations, anticipe les questions, dans une bonne humeur communicative. Parfois, Ibrahim Gafsia prend lui-même le temps d’alimenter la discussion ou de quitter la console et poursuivre l’explication sur la scène. Il est chez lui, la scène et la console sont ses « jouets », les stagiaires en bénéficient. Ils sont sérieux à l’extérieur, radieux à l’intérieur.
Quid des « IngéEs son » ?
Conformément aux nombreux programmes de l’Organisation Internationale de la Francophonie, la formation de Rabat porte une attention particulière à la présence de femmes. Assia, Ange Cheilla, Jennie ou Rim aussi différentes soient-elles ont toutes entendu le même type de réflexions. Du traditionnel, « ce n’est pas un métier pour les filles » au classique, « ce n’est pas un métier du tout », sans oublier « comment tu feras pour porter le matériel ? » Ou le pervers « et quand tu auras des enfants ? ». Elles ont toutes dû passer outre. Si à ces réflexions que nous pourrions juger d’un autre âge, nous ajoutons qu’il n’y a pas d’école de formation aux métiers du son de la scène, il faut convenir que ces Dames ont une passion pour le son qui enjambe les murs... du son ! (Lire le portrait de Rim Jalal - à venir)
- Beaucoup de responsabilités du Maroc au Burundi !
Les responsabilités de « l’ingé son » !
Ce qui étonne le néophyte lors de cette formation est que l’éthique et le savoir-vivre sont au programme. Notamment grâce à l’approche des responsabilités de « l’ingé son ». Elles sont légion. Certaines sont évidentes, d’autres effrayantes. Les premières sont vis à vis de l’artiste ou du groupe dont il assure la prestation. Beaucoup d’artistes n’ont que très peu, voire pas du tout, de connaissances en sonorisation. Pourtant, ils remettent facilement en doute le travail de « l’ingé son ». Même quand celui-ci fait des miracles pour couvrir leurs carences vocales ou musicales ! « C’est un challenge chaque soir, l’adrénaline quotidienne. Saintrick ironise ; « Tu ne dois jamais dire non à un artiste, il doit te faire confiance, tu lui dis oui et après, tu réfléchis à ce que tu dois faire, parfois rien, mais le musicien est content ! » Savoir gérer le stress est un pré-requis pour qui veux faire carrière aux côtés des étoiles brillantes ou filantes ! Il ne faut pas trop le dire pour ne pas froisser les egos, mais sans « ingé son », pas d’étoile ! Chut. « L’ingé son » serait-il un manipulateur un brin psychologue ? Parfois.
Qui parle de la griserie ressentie par « l’ingé son » quand 10 000, 100 000 personnes hurlent leur amour pour l’artiste sur la scène ? Il sait bien, lui, quand sans son savoir-faire, la vedette aurait pu s’époumoner toute la soirée sans recevoir le moindre signe d’admiration. Les applaudissements sont aussi pour lui, il le sait. Qui imagine le kif de « l’ingé son » quand l’artiste reconnaissant le fait applaudir par le public chaud comme une bouillotte ? Pur kif. Kora Flamenca, quatuor « étiqueté » sénégalais l’a fait à la fin du concert à Visa for Music, clin d’œil à ce magnifique groupe !
Là où Saintrick Maytoukou scotche son auditoire, c’est lorsqu’au milieu du rappel des définitions du vocabulaire du métier... Signal sonore, durée de vie d’un son, vitesse d’un son, vibration, propagation, onde sonore... Il revient sur une notion qui pique les oreilles, l’échelle de décibels. « Avec l’âge, on entend moins bien, c’est naturel », sourit-il, « seul un bébé tout propre entend tout, mais la génération actuelle entend mal à partir de 35 ans. Les bruits ambiants dans les villes, l’utilisation intensive de casques audio ou la fréquentation des concerts sont autant de dégradations possibles de l’ouïe. En concert, un son mal maîtrisé dans les basses produira l’effet d’un tremblement de terre : la rate, les reins ou les ovaires peuvent être irrémédiablement détruits. Les aigus sont dangereux pour les tympans. » Ne pas jouer avec le feu ; être conscient des enjeux sur la santé ; savoir résister à des demandes irresponsables... font aussi partie du métier de « l’ingé son ».
Pour appuyer sur ces premières mises au point, Saintrick Maytoukou, projette sur l’écran des chiffres fous : un concert rock produit 120 décibels, ce qui est nocif pour l’audition et qui ne « devrait » pas être écouté plus de 7 mn avant de possiblement produire de terribles résultats. Le seuil de la douleur est atteint à 130 décibels, il suffit de 2 mn pour exploser en vol ! En vol, comme les réacteurs d’un avion qui montent à 140 décibels... Il n’est pas stupide de dire que c’est « l’ingé son » qui endort ou réveille le public lors d’un concert, pas le groupe ! Il a entre ses doigts, des responsabilités méconnues, dignes d’un chirurgien ou d’un anesthésiste. Être bien formé aux risques n’est pas une option... C’est un devoir.
« L’ingé son » n’est pas un magicien, il ne peut donner ce qu’il n’a pas. Il restitue ce qu’on lui donne... ! »
Saintrick Maytoukou
Le son est un « objet volant bien identifié », capricieux et généreux. Lui et la cohorte de matériel qui l’accompagne sont sensibles parfois hypersensibles. Sonoriser à Djibouti sous une chaleur écrasante qui déstabilise même le sable ou dans la moiteur kinoise ne sont pas comparable. Mixer avec une belle petite console coûtant quelques milliers d’euros, style 208 Peugeot ou avec une Rolls à triple zéro derrière le 50 non plus. Avoir mal enroulé les kilomètres de câbles ou mal mesuré la distance entre la scène et le dernier rang du public et tout s’écroule. Et puis, disons le franchement, le son, « on » doit l’avoir dans la peau, dans le ventre. Un « ingé son » vit, dort, mange avec le son. Saintrick Maytoukou, admiratif, se souvient d’un « ingé son » aveugle qui mesurait, montait, câblait... Sur sa seule connaissance tripale de la sonorisation et sur une capacité d’adaptation qui forcent les applaudissements respectueux. Cet homme exceptionnel sonorisait les Bantous de la capitale, l’orchestre phare de Brazzaville depuis 1957 et présent ici à Rabat. N’en demandons pas tant aux jeunes pousses présentes à cette formation, juste qu’elles soient la relève exigeante que la profession attend. En immersion toute !