De prime abord, l’idée paraît saugrenue : traverser l’Atlantique avec des chanteurs professionnels et costumes des nobles polonais du XIXe siècle pour jouer un spectacle d’opéra en plein air à Cazale, un village haïtien perdu dans les Mornes ! Mais il s’agit à vrai dire d’une performance artistique tout aussi hardie que réfléchie, ayant plusieurs dimensions. En amont, après avoir gagné le concours lancé par la Galerie Nationale « Zacheta » à Varsovie, le projet Halka/Haïti a été conçu comme installation visuelle dans le pavillon de la Pologne à la 56e édition de la Biennale de Venise. En aval, une fois filmée avec quatre caméras à Cazale en février 2015, cette première haïtienne de Halka, le plus célèbre opéra romantique polonais, a été montrée sur un écran panoramique à Venise de mai à novembre de la même année. Ensuite, entre juin et août 2016, le film a été projeté à « Zacheta » à Varsovie, puis à Vilnius en Lituanie où l’opéra a été joué pour la première fois en 1846. Entre temps, une copie aura été présentée en Haïti, à « Ghetto Festival » de Port-au-Prince et, en fin de parcours, à Cazale même, où elle a été visionnée par les habitants sur un écran aux dimensions modestes.
Les auteurs de ce projet itinérant, les artistes polonais, Joanna Malinowska, Magdalena Moskalewicz et C.T. Jasper, sont d’abord inspirés par le film Fitzcarraldo de Werner Herzog (prix pour la mise en scène à Cannes en 1982). Il raconte l’aventure improbable d’un ingénieur irlandais, connu sous le nom de « Fitzcarraldo », qui, à la fin du XIXe siècle, cherche comme un forcené à construire un opéra au cœur de la forêt amazonienne et qui finit par transformer son bateau à vapeur en théâtre en y accueillant musiciens et chanteurs. Monter aujourd’hui Halka, opéra signé en 1847-1847 par Stanisalw Moniuszko, pour le jouer à la croisée des chemins d’une section rurale haïtienne relève d’un même geste démesuré. D’ailleurs, le titre de la performance, Halka/Haïti.18° 48’05’’N72° 23’01’’W, montre bien que les repères géographiques où aura lieu cette aventure « polonaise » sont à l’autre bout du monde. Toutefois, la distance spatiale, tout immense soit elle, s’estompe dès que l’on tient compte des liens historiques et culturels entre la Pologne et Haïti.
Vu sous cet angle, le choix de Cazale n’est pas neutre. C’est là qu’habitent les Polone Aysiens, ces familles mulâtres aux yeux bleus, composées de descendants de soldats polonais que Bonaparte a envoyés se battre contre la révolte d’anciens esclaves à Saint-Domingue, à l’issue de laquelle Haïti est devenue une république indépendante. En effet, la présence polonaise en Haïti date de l’expédition du général Victor-Emmanuel Leclerc à Saint-Domingue. Après que l’État polonais disparaît en 1795, partagé par l’Autriche, la Russie et la Prusse, des volontaires polonais, exilés en France et en Italie, forment deux Légions afin de participer sous les drapeaux de la Grande Armée à la libération de la Pologne. En 1801, Napoléon Bonaparte, alors le Premier Consul, les naturalise français et les envoie se battre « contre les brigands » à Saint-Domingue. Les Polonais, mal nourris, sans solde pendant des mois, peu habitués à la guerre d’embuscade, se sentent dupés par l’action militaire française ; leurs écrits témoignent de leur manque de moral au combat et de leur critique du rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises d’outre-mer. Du total de 5.300 militaires polonais (11 % de tous les effectifs français), deux tiers a trouvé la mort suite à l’épidémie de la fièvre jaune et aux opérations armées. Un certain nombre rejoint les troupes du Général Jean-Jacques Dessalines, chef de la révolte, et 40 hommes entrent dans son Corps de garde. Après l’Indépendance, aux soldats d’origine polonaise qui sont restés en Haïti (estimés à 160) la Constitution haïtienne de 1805 (art. 13) accorde la citoyenneté et le droit d’acquérir la propriété. Au XIXe siècle, les historiens Beaubrun Ardouin et Thomas Madiou souligneront la connivence des soldats polonais avec l’Indépendance d’Haïti.
Aujourd’hui, quelques centaines de familles descendant de ces soldats vivent dans le Départements de l’Ouest (Cazale), du Sud-Ouest (Fonds-des-Blancs, la Baleine) et du Sud (Port-Salut, Petite Rivière de Saint-Jean du Sud). Jusqu’à récemment, certaines traces culturelles y ont persisté : des patronymes polonais se terminant par « -ski » et « -ska » (p. ex. Belnoski, Bisereski, Lovinski, Fleurisca, Dorlusca, Trélusca), une locution en créole mwen chajé kou Lapologn qui veut dire « je suis prêt à affronter les pires épreuves », une danse appelée kokoda qui évoque vaguement la mazurka, l’usage des lampions fabriqués pour Noël (appelés les « fanaux ») qui rappellent les traditionnelles crèches de Noël de Cracovie ainsi qu’une présence dans les églises et les chapelles de la Madone Noire de Czestochowa, figurée dans certains péristyles comme déesse vaudou (Ezili Dantò ou Ezili Zye-Wouj).
Si Halka/Haïti s’inscrit d’une certaine façon dans cette histoire commune, elle la transcende en même temps, la remue et la remet en vie en tant que performance artistique capable de créer des passerelles entre différentes expériences, sensibilités et traditions. Pour les directeurs du projet et l’équipe du tournage, il fallait surmonter de nombreux obstacles : loger dans un village, privé d’eau courante et souvent d’électricité, sans hôtel digne de ce nom, une « troupe » composée de cinq solistes, un chef d’orchestre, une chorégraphe, des cameramen et techniciens du son ; trouver un orchestre et faire des répétitions (l’orchestre Sainte-Trinité de Port-au-Prince, composée de musiciens amateurs, s’est bien pris au jeu) ; chercher un interprète capable d’expliquer en quoi consiste un opéra à une population rurale créolophone qui n’a aucune idée de ce genre de spectacle ; choisir un emplacement pour l’enregistrement, le plus naturel possible et, en même temps, accessible aux spectateurs villageois (ce fut le milieu de deux rues poudreuses et caillouteuses où les notes de Halka se mêleront aux cris d’un cabri attaché, affolé par le vrombissement des motocyclettes traversant sans gêne cette estrade invisible) ; enfin, une difficulté qui tient de la gageure : faire en sorte que les jeunes Cazalois se donnent au jeu et participent au spectacle en tant que danseurs.
Pour y aboutir, tout un travail préalable d’information, de réflexion et de lecture leur a été proposé. Or, tout comme l’air chanté par Caruso ouvrait la voie au bateau de Fitzcarraldo dans la jungle péruvienne, la clé magique ici a été d’expliquer aux Cazalois la similarité de l’histoire de Halka, personnage éponyme de l’opéra de Moniuszko, et celle de P’tit Pierr, héros du célèbre poème lyrique « Choukoune », écrit en 1883 par le premier grand poète national haïtien, Oswald Durand, et devenu une des chansons dansées (une lente meringue) les plus aimées en Haïti. Chez Moniuszko, Halka (le diminutif de Halina), une jeune paysanne montagnarde, devient folle et se suicide après que son fiancé, Janusz, un noble polonais dont elle est enceinte, l’abandonne, lui préférant, sous la pression paternelle, la fille d’un riche aristocrate terrien. Le poème de Durand, quant à lui, est une lamentation en créole de P’tit Pierr, un jeune Haïtien noir que son inconsistante maîtresse, Choucoune , une marabout (femme mulâtre à la peau fine et aux cheveux lisses) a délaissé, malgré les engagements pris, pour suivre un Blanc de passage. Les habitants de Cazale ont vite compris que derrière le drame de l’amour mal partagé et de la trahison, les deux œuvres se rejoignent par la similarité entre le préjugé de race (de la couleur) et le préjugé de classe (des nobles à l’égard des paysans). Il leur est apparu nettement que les deux cas illustraient la communauté de condition de tous ceux qui, au-delà des époques et des lieux, subissent l’exclusion économique et sociale. Cette compréhension mutuelle à été fondamentale pour la réussite du tournage. Elle a permis notamment aux jeunes de Cazale qui connaissaient par cœur « Choukoune » de se porter volontaires pour danser avec les solistes de Poznan une Polonaise qui inaugure Halka. Comme l’affirme Grzegorz Wierus, le chef d’orchestre de l’opéra de Poznan :
L’histoire de Halka aurait pu se passer en Haïti, ou n’importe où. C’est incroyable que les gens de cultures si différentes – qui parlent différentes langues et vivent à des milliers de kilomètres de distance – soient pris par la même histoire, par les mêmes sons et images. Cela était magnifique de pouvoir aller dans un autre continent, nous asseoir avec un groupe d’étrangers, mettre en scène de la musique et faire quelque chose qui parle un langage compréhensible à tout le monde (1).
Durant tout une année (2015-2016), à Venise, Vilnius, Varsovie et Port-au-Prince, des milliers de spectateurs auront eu ainsi l’occasion de revivre dans les moindres détails ces moments du travail commun inédit à Halka/Haïti : les adultes s’assoient où ils peuvent, les enfants s’accroupissent, les chiens arrêtent de japper, l’orchestre positionne ses archets, les premières notes résonnent, aiguës et sifflantes, les Haïtiens et les Polonais mènent la première danse et... vogue la galère, hors frontières, à la croisée des cultures. .