Sans doute le Genevois Nicolas Bouvier n’a-t-il pas eu le temps de réaliser à quel point sa vie est devenue un exemple ou un fantasme pour des générations de voyageurs. Des pépites extraites de son « Usage du monde » sont à jamais gravées sur les tablettes intimes des amoureux des horizons lointains. Au hasard :
« Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations »
« … être privé du nécessaire stimule dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel »
« La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. »
« Nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur. »
Picorées aux hasard des pages, ses réflexions profondes et intimes tranchent avec la vision parfois terre à terre et factuelle de ses confrères de route et d’écriture. Le luxe de Nicolas Bouvier est d’avoir su écrire tant sur le pays qu’il parcourait que sur lui même, sans que cette incursion dans l’intime soit racoleuse ou mièvre. En 1953, quand il monte dans sa Fiat Topolino, en compagnie de son ami peintre Thierry Vernet, il ne sait pas encore qu’il enclenche un périple qui le conduira de Belgrade à Kaboul, puis à Ceylan où il restera en cale sèche durant 7 mois de descente aux enfers psychologiques, avant de trouver des ressources pour se hisser vers le Japon... Des années d’errance d’encre et de pellicules, d’apprentissage de la vie des autres, de découverte sans concession de sa propre personnalité...
Puis vinrent les années moins extrêmes durant lesquelles il travailla plus « conventionnellement »... écrivain, photographe et enfin iconographe. Une vie au service de l’image, du document, de la compréhension et de l’échange.
- Nicolas Bouvier et Thierry Vernet
Un film, tiré des archives de la TSR*, le montre en novembre 1963, interrogé à la parution de « l’Usage du monde » par un journaliste. Le jeune homme qu’il était surprend le téléspectateur par son apparence raffinée et son discours posé. On imaginait rencontrer un baroudeur buriné par des années de vie désordonnée ; il est élégant, costumé à la fois réservé et captivant. D’autres films, soigneusement conservés, par la TSR* nous permettent d’accompagner Nicolas Bouvier tout au long de sa vie. Dans les années 90, une cigarette éternellement accrochée aux bouts des doigts, son visage arbore une grande douceur bien qu’on le sente fatigué. Une vie rêvée par beaucoup mais dont on ne peut occulter qu’elle n’est pas donnée à tout le monde... rencontrer l’Autre et le comprendre sans juger demande bien des sacrifices personnels...
* TSR : Télévision suisse romande
- Nicolas Bouvier à Tabriz
- 1964 - femmes Aïnous - Hokkaïdo - Japon
EXTRAITS
Avant-propos
C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent... Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.
Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait...
… J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement – pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient dans le feuillage d’un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. Je m’étirais, enfouissant l’air par litres. Je pensais aux neuf vies proverbiales du chat ; j’avais bien l’impression d’entrer dans la deuxième.
(Page 12, 13)
Belgrade
Il y a en Serbie des trésors de générosité personnelle, et malgré tout ce qui y manque encore, il y fait chaud. La France peut bien être - comme les Serbes se plaisaient à nous le répéter – le cerveau de l’Europe, mais les Balkans en sont le cœur, dont on ne se servira jamais trop.
On nous invitait dans de sombres cuisines, dans de petits salons d’une laideur fraternelle pour d’énormes ventrées d’aubergines, de brochettes, de melons qui s’ouvraient en chuintant sous les couteaux de poche. Des nièces, des ancêtres aux genoux craquants – car trois générations au moins se partageaient ces logis exigus – avaient déjà préparé la table avec excitation. Présentations, courbettes, phrases de bienvenue dans un français désuet et charmant, conversations avec ces vieux bourgeois férus de littérature, qui tuaient le temps à relire Balzac ou Zola, et pour qui J’accuse était encore le dernier scandale du Paris littéraire.
(Page 25)
- 1953 - Prilep - Macédoine
La route de Macédoine
À quatre heures, nous étions encore à table. Le docteur, qui avait posé son violon, chantait à tue-tête et versait à boire avec transport. C’était un de ces hommes d’une cordialité tonitruante qui s’étourdissent de leur propre bruit et finissent par faire de bonnes dupes. Quant à la mère qui, effectivement, n’y voyait presque plus, elle nous touchait le visage du bout des doigts pour s’assurer que nous étions bien là et riait comme si elle allait s’envoler. À croire que c’était elle l’invitée. Pendant les pauses, j’entendais au bout du corridor l’eau goutter dans la baignoire remplie de flacons et de pastèques à rafraîchir. En allant pisser je fis le compte : une semaine de salaire au moins.
Les Serbes sont non seulement d’une générosité merveilleuse, mais ils ont encore conservé le sens antique du banquet : une réjouissance doublée d’un exorcisme. Quand la vie est légère : un banquet. Est-elle trop lourde ? un autre banquet. Loin de « dépouiller le vieil homme » comme nous y engage l’Écriture, on le réconforte par de formidables rasades, on l’entoure de chaleur, on le gorge de musique admirable.
(Page 56)
- 1954 - Kurdistan - Iran
Tabriz – Azerbaïdjan
Nous n’étions pas trop seuls. En cette fin de matinée, une silhouette massive et grise traversait parfois le jardin, et une grêle de coups ébranlaient notre porte. C’était Paulus, le médecin grâce auquel nous avions obtenu les permis de séjour, qui passait aux nouvelles entre deux visites. Il posait vivement ses cent kilos sur la plus solide de nos chaises, tirait de son pardessus un esturgeon fumé enveloppé de journal et une bouteille de vodka qu’il ouvrait d’un coup de pouce. Il balayait la chambre d’un regard ironique ; et se lançait – tout en mastiquant – dans une sorte de chronique locale qui débutait presque toujours par : « … Écoutez une fois... je peux rire seulement. » Paulus était Balte et parlait avec un lourd accent germanique un français imprévu qu’il semblait inventer à mesure. Après avoir fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, il avait fui son pays envahi, émigré, et pratiquait ici depuis deux ans. Il connaissait son métier à merveille, guérissait beaucoup, gagnait en conséquence, mangeait énormément et buvait davantage encore. Ses yeux vairons et mobiles éclairaient un visage blême, pétri d’astuce et d’intelligence. Avec ça, une vitalité de sanglier, une bonne dose de cynisme ; et un rire effrayant qui montait du ventre, lui noyait joyeusement la figure et ponctuait les histoires les plus noires. C’était d’ailleurs un conteur prodigieux.
(Page 146, 147)
- 1954 - Turkmenistan - Afghanistan
Afghanistan
L’afghanistan n’a pas de chemin de fer, mais quelques routes de terre battue dont l’usage est de médire. Je n’y souscrirais pas. Celle qui monte de Kandahar à Kaboul est semée de crottin frais, de marques de sabots et de ces empreintes de chameaux qui font dans la poussière de larges trèfles à quatre feuilles. Elle chemine entre d’amples versants étendus sous un ciel d’altitude. L’air de septembre est transparent, le vue porte loin, et ce qui domine c’est un vif brun montagnard tranché ça et là par un vol de perdrix, un bouquet de peupliers dont chaque feuille se dessine, les fumées d’un village. Aux endroits où l’eau le permet, des arbres rabougris bordent la route ; on roule alors sur un tapis de nèfles, de petites poires jaunies qu’on écrase, qui sentent et dont l’odeur véhémente suffit à transformer ces solitudes en campagne.
Solitude ? Pas absolument. On y sent l’homme après la nature, mais une heure ne passe pas sans qu’on croise un de ces hauts camions verni comme un jouet en bleu pervenche, en vert pistache, qui brille dans tout ce brun. Un paysan sur son âne, une faucille chaude de soleil sous le bras. Un porc-épic. Ou une troupe de romanichels koutchi installés sous un saule avec leurs ours, leurs perruches, deux singes vêtus de gilets rouges cousus de grelots, tandis que les femmes – de grandes garces vociférentes – s’affairent autour d’un feu qui prend mal. On s’arrête, on s’amuse d’eux autant qu’ils s’amusent de vous, on repart.
(Page 362, 363)
- 1954 - Bozkachi - Kaboul - Afghanistan
L’usage du monde
– première édition : 1963
2001 – éditions Payot & Rivages