Après l’oubli et la disparition du terme « francophonie » avec son inventeur Onésine Reclus (1877-1916), cette notion réapparaît une autre fois à la fin des années 60, avec un sens plus profond fondé sur l’unité, la coopération et l’enrichissement mutuel. Ainsi, avec l’effort de certains dirigeants (Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, Hammani Diori et Charles de Gaulle), ce projet multilatéral est devenu une réalité qui dépasse le stade linguistique pour être un espace de dialogue, d’échange et d’ouverture.
– Comment les Tunisiens définissent-ils cette notion de francophonie ?
– Quelles opinions se font-ils de la francophonie ?
– Comment la francophonie se manifeste-t-elle, à leurs yeux ?
– Quelles sont les différentes dimensions de la Francophonie ?
– Quel avenir peut-elle avoir dans le monde, en général et en Tunisie, en particulier ?
Telles sont les diverses interrogations auxquelles nous avons tenté de répondre dans ce travail de recherche. Il s’agit essentiellement d’étudier les représentations que se font les Tunisiens de la francophonie et de cerner ainsi leur discours épilinguistique sue cette délicate notion, compte tenu, évidemment, de ce nouveau contexte socio-politique dans lequel est émergé notre pays depuis la révolution du 14 janvier.
C’est une étude sociolinguistique effectuée au début de 2012 dans la région du Sahel (Sousse et Monastir), sous forme d’entretiens semi-directifs, auprès d’une vingtaine de personnes appartenant à différentes catégories sociales : des élèves, des étudiants, des enseignants ainsi que des fonctionnaires… Bref, tous ceux qui sont censés recourir, d’une manière ou d’une autre, à la langue française dans leur vie quotidienne ou professionnelle…
1. Définition de la notion de francophonie
À travers la 1re question, « Qu’est-ce c’est, selon vous, la francophonie ? », nous avons cherché, au début de notre étude, à savoir comment les Tunisiens conçoivent-ils la notion de francophonie.
Généralement, cette première question a posé problème, aussi bien pour ceux qui ont conscience de ce phénomène (étudiants et enseignants, notamment) que pour ceux qui ignorent le vrai sens de ce concept (élèves et certains fonctionnaires, en particulier). En effet, nous avons constaté, d’après les propos recueillis que la majorité des personnes interrogées avaient du mal à répondre avec précision à cette 1re question.
Autrement dit, le terme « francophonie » continue à être flou et ambigu dans la pensée de certains Tunisiens. Ainsi, beaucoup d’entre eux associent ce mot à « la France et sa présence dans le monde », selon l’expression d’un fonctionnaire, avec tout ce qu’elle implique d’influence politique, culturelle et économique. Cette conception particulière a été confirmée par d’autres qui pensent à la colonisation française en parlant de francophonie. C’est le cas d’un élève qui nous a déclaré : « Pour moi, la francophonie, c’est une suite de la colonisation française » ou cet autre étudiant qui était plus explicite : « Si on dit francophonie, on dit colonisation ».
Cela étant dit, cette notion de francophonie semble être bien comprise, quand même, par une minorité des personnes interrogées. Ainsi, leurs réponses étaient plus précises et touchaient presque à l’essentiel. À ce propos, une étudiante nous a déclaré : « La francophonie regroupe les pays qui parlent la langue française ». Quelques enseignants ont même mis l’accent sur les différentes dimensions de ce phénomène en précisant que la francophonie sous-entend « des liens économiques, culturels et politiques entre les pays francophones ». Nous y reviendrons ci-dessous.
2. La Tunisie, pays francophone
Après avoir interrogé nos interlocuteurs sur le sens du mot « francophonie », nous avons essayé, à travers la deuxième question : « Considérez-vous la Tunisie comme un pays francophone ? Expliquez pour quelles raisons », de savoir dans quelle mesure les Tunisiens sont capables d’une part, d’accorder à la Tunisie le statut de pays francophone et d’autre part, d’expliquer les circonstances historiques de ce phénomène dans notre pays.
L’analyse des propos recueillis nous a permis de relever une prise de position partagée par une minorité des personnes interviewées. Nous avons constaté, en effet, que certains refusent (pour des raisons purement idéologiques) d’admettre que la Tunisie est un pays francophone malgré le rôle prépondérant qu’y joue la langue française. Ainsi, un professeur d’histoire/géo nous a déclaré : « Au fond, la Tunisie demeure arabo-musulmane même si le français a joué et joue encore un rôle important dans plusieurs domaines. Elle ne doit pas alors avoir ce statut de pays francophone ».
Selon d’autres, l’adoption de ce projet (qui est la francophonie) par la Tunisie risque d’être synonyme d’une perte de son identité nationale. Être francophone, dans ce cas, c’est nier tout simplement à ses origines arabo-musulmanes ; c’est ce qu’avait affirmé un fonctionnaire en précisant : « La Tunisie ne doit pas être francophone. Au contraire, elle doit renforcer et protéger son identité musulmane ».
Néanmoins, la majorité des personnes interrogées considèrent la Tunisie comme un pays francophone. Elles lui accordent plus facilement ce statut étant donné qu’aujourd’hui, le bilinguisme arabe-français se révèle, en Tunisie, une pratique courante à peu près dans tous les secteurs socio-économiques et socio-culturels. Dans ce pays francophone par excellence, le français n’est plus l’affaire seulement d’une minorité intellectuelle, mais il couvre de plus en plus d’autres couches sociales, notamment par le biais de l’école. C’est ce que pensait un étudiant en affirmant : « La Tunisie est un pays francophone, car le français est pratiqué par beaucoup de Tunisiens dans plusieurs domaines. C’est la langue de l’enseignement, de l’administration, de l’économie, etc. »
Pour ce qui est, à présent, des circonstances historiques qui ont fait de la Tunisie un pays francophone, nous avons remarqué une certaine unanimité dans les réponses recueillies. En effet, presque la totalité des personnes interrogées s’est limitée exclusivement au facteur historique, en l’occurrence l’héritage colonial, pour expliquer l’implantation du français dans notre pays et son adhésion à la communauté francophone. Ainsi, la francophonie serait, selon eux, une conséquence inévitable de la mise de la Tunisie sous le protectorat français pendant soixante-quinze ans. Un élève déclare, à ce propos : « La Tunisie est devenue un pays francophone à cause de la colonisation française ».
Néanmoins, parmi les vingt personnes interrogées, deux seulement ont évoqué un autre facteur qui renforce la présence et l’usage du français dans notre pays, à savoir le facteur économique. Selon un fonctionnaire, « l’ouverture de la Tunisie sur la France et les échanges économiques entre les deux pays ont fait de la Tunisie un pays francophone ».
Cela étant dit, personne n’a évoqué des raisons politiques et/ou idéologiques pour expliquer l’instauration du bilinguisme et, par conséquent, le renforcement de la langue française en Tunisie. Ainsi, nos différents interlocuteurs semblaient ignorer que ce sont, entre autres, des raisons politiques qui peuvent plaider pour une présence privilégiée du français dans la société tunisienne. En effet, il faut se rappeler qu’après la 1re réforme de l’enseignement en 1958, l’usage du français est renforcé, avec le choix des dirigeants tunisiens de ne pas poursuivre une arabisation totale, mais d’opter plutôt pour le bilinguisme.
L’adoption d’une 2e langue dans l’enseignement (en l’occurrence, le français) était considérée, dès le début, par Habib Bourguiba, comme une nécessité pour rattraper le retard économique et accéder ainsi à la modernité et à la technicité. Dès lors, le français est devenu le symbole de l’ouverture sur le monde extérieur aussi bien au niveau économique qu’au niveau culturel et civilisationnel. Ces choix politiques du premier président de la République ont fini d’ailleurs par le conduire à jouer un rôle capital dans la naissance et l’évolution de l’idée de la francophonie, à côté de quelques autres chefs d’État, comme nous l’avons signalé ci-dessus.
3. Manifestation de la francophonie en Tunisie
Par la suite, et à travers la 3e question : « Selon vous, comment se manifeste la francophonie en Tunisie ? », nous avons cherché à vérifier la capacité de nos interlocuteurs de préciser les différentes dimensions que peut couvrir cette notion de francophonie.
La plupart des personnes interrogées nous ont déclaré qu’en Tunisie la francophonie se manifeste d’abord sur le plan linguistique, dans la mesure où cela se traduit par l’usage du français et son contact avec l’arabe dans diverses situations de communication allant des plus formelles (l’école, l’administration, les échanges commerciaux, etc. : bilinguisme officiel) aux moins formelles (conversations quotidiennes en famille ou entre amis, etc. : bilinguisme social).
De ce fait, linguistiquement, la francophonie ne peut se détourner de ses premiers objectifs qui œuvrent pour un contact entre les différentes langues en présence fondé sur l’harmonie, l’équilibre et l’enrichissement mutuel. À ce propos, un étudiant nous a affirmé : « Toutes nos conversations quotidiennes sont marquées par la présence de certains mots français (…) Plusieurs mots français sont entrés dans le dialecte tunisien, comme “merci”, “ça va”, “stylo”, “chapeau”… » En résumé, selon beaucoup de Tunisiens, la relation entre les deux langues en présence est loin d’être conflictuelle. C’est plutôt une relation de complémentarité et d’échange.
Cela étant dit, la francophonie ne se traduit pas seulement par un simple contact entre l’arabe et le français. Aussi, la majorité des personnes interrogées ont insisté, par la suite, sur cette autre facette que cache ce contact entre les deux langues en question. Le contact linguistique entre l’arabe et le français cache, en effet, selon nos interlocuteurs, un contact culturel deux civilisations : la civilisation arabo-musulmane et la civilisation occidentale.
Ainsi, la francophonie assure cet échange culturel entre les deux mondes. Elle permet la transmission mutuelle des informations, des connaissances, des modes de vie, etc. Elle est, par conséquent, l’expression et le symbole privilégié de ce que Léopold Sédar Senghor appelle « le dialogue des cultures ». C’est un projet finalement qui œuvre non seulement pour la diffusion de la langue, mais aussi pour une ouverture réciproque sur la culture et la civilisation de l’autre ; c’est ce que nous a confirmé un fonctionnaire en déclarant : « La francophonie permet aussi une ouverture sur la littérature, les traditions et la culture de la France ».
Cependant, cet enrichissement culturel ou civilisationnel que sous-entend la francophonie n’est pas admis par tous nos interlocuteurs. En effet, nous avons relevé, dans les réponses recueillies, une autre prise de position, certes minoritaire (elle n’est partagée que par huit personnes seulement), mais qui demeure néanmoins assez révélatrice des changements socio-politiques que traverse notre pays depuis deux ou trois ans.
Cette prise de position donne à la francophonie une autre dimension, celle de la dominance culturelle. Ainsi, selon certains de nos interlocuteurs, ce dialogue culturel auquel appelle la francophonie sous-entend, en réalité, une soumission à la culture dominante, en l’occurrence ici, la culture occidentale. Selon un enseignant, « la francophonie est une dominance de la culture française ». Aussi, l’ouverture sur une autre culture engage souvent certains pays dans un échange inégal, associé parfois à la dominance culturelle. Il ne s’agit plus, dans ce cas, d’une cohabitation au sens d’un respect mutuel, mais plutôt d’une assimilation ou d’une soumission.
Autrement dit, le partage de la même langue et, par conséquent, de la même culture ne peut inclure, selon certains de nos interlocuteurs, qu’une influence néfaste, entre autres, dans les comportements de beaucoup de Tunisiens (notamment, les jeunes). Aussi, le mode de vie de ces derniers se voit marqué par des comportements de nature occidentale au niveau vestimentaire, culinaire ou autre. « Beaucoup de Tunisiens ressemblent aujourd’hui à des Français par leur look et leur comportement. Il y a même des Tunisiens qui fêtent Noël, le Nouvel An et la Saint-Valentin. Je trouve ça inadmissible, car cela ne fait pas partie de nos traditions », nous a déclaré un fonctionnaire, voulant dénoncer ainsi les méfaits de la francophonie sur la personnalité d’une catégorie de Tunisiens.
Ainsi, leur volonté de connaître et de reconnaître le monde occidental les a poussés finalement à contourner, en quelque sorte, leur culture d’origine et à adopter en échange les valeurs d’une autre qui leur paraît plus moderne et plus attrayante. C’est cet aspect négatif de la francophonie que souligne, avec vigueur, un enseignant en nous précisant : « Aujourd’hui, après la révolution, beaucoup de Tunisiens conservateurs expriment, de plus en plus, une certaine réticence à l’égard de la francophonie, car ils la considèrent comme une sorte de “colonialisme culturel” de nature à porter atteinte à leur identité culturelle arabo-musulmane ».
Cela étant dit, cette double attitude contradictoire des Tunisiens à l’égard de la francophonie traduit, à notre avis, une situation de malaise que continuent à vivre certains de nos jeunes concitoyens. En effet, ces derniers se trouvent souvent déchirés, tiraillés entre leurs origines et leurs traditions, d’un côté et leur volonté d’accéder, en même temps, à la modernité, de l’autre. Le problème réside donc dans cette dualité que vivent nos jeunes francophones : une certaine opposition au fond d’eux-mêmes entre une culture jugée dépassée et une autre jugée plus moderne, plus ouverte.
4. Perspectives de la francophonie en Tunisie
« Quel avenir peut-elle avoir la francophonie dans le monde, en général et en Tunisie, en particulier ? ». Cette dernière question portant sur l’avenir de la langue française dans notre pays a mis en évidence les difficultés que peut y rencontrer la francophonie.
Ainsi, selon les propos recueillis, une grande partie des personnes interrogées pensent que l’avenir de la francophonie, en Tunisie, demeure de plus en plus flou et de plus en plus incertain dans la mesure où l’anglais constitue une vraie concurrence, voire un danger réel qui menace le français. Selon un étudiant, « la francophonie, en Tunisie, est menacée par l’apparition d’une autre langue concurrente qui est l’anglais, surtout dans les domaines technologique et informatique ». L’anglais est devenu la langue des sciences et des techniques, par excellence. « La francophonie dans le monde est en péril ; la langue française n’est plus capable de véhiculer les sciences », nous a déclaré à ce sujet un enseignant.
Cela étant dit, malgré cette rude rivalité entre l’anglais et le français, celui-ci arrive, quand même, à résister et même gagner un peu de terrain. Selon un fonctionnaire, « dans un monde ouvert, grâce aux nouvelles technologies en matière de communication, le français doit résister à ses concurrents dans les pays francophones, en premier lieu, et il doit s’imposer dans d’autres sociétés, en second lieu ». Le français n’est pas seulement un simple moyen de communication, mais également une langue de valeurs et de culture. C’est ce qui fait sa force, à notre avis, par rapport à l’anglais. En 2006, Raoudha Kammoun affirmait : « L’idée de la langue anglaise en tant que langue de culture en Tunisie est une idée qui manque de pertinence, car le débat est pour la diffusion de cette langue, seulement comme outil de communication. Les valeurs et la culture qu’elle véhicule sont loin d’être à l’ordre du jour et ne devraient pas susciter d’enthousiasme en Tunisie ».
Autrement dit, aux yeux de beaucoup de Tunisiens, la langue française ne risque pas de perdre facilement son prestige ou son charisme parce qu’elle s’affirme de plus en plus comme un système culturel de références. Ainsi, la francophonie aura un bel avenir si son unique objet est de rapprocher les peuples de langue et de cultures communes. Il n’en serait pas de même si elle apparaissait seulement comme un levier politique.
Conclusion
En résumé, la prise de conscience de ce projet culturel et civilisationnel auquel œuvre la francophonie devient nécessaire. Le sentiment d’appartenance à une communauté élargie permet ainsi de voir dans la francophonie non seulement une manière d’unir des peuples qui partagent la même langue, mais également un moyen d’échange, de coopération et d’entraide dans plusieurs domaines… et c’est bien là où réside, à notre avis, le charisme de ce grand projet.
Indications bibliographiques :
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