« 81 millions de mètres carrés habitables par an. Aucun autre pays au monde ne connaît de tels rythmes de construction résidentielle. Chaque famille dispose d’un appartement confortable séparé. Tout pour l’homme, tout au nom de l’homme », récitait la propagande soviétique après la Seconde Guerre mondiale, qui avait coûté à l’URSS la vie de plus de 26 millions d’habitants (selon les archives soviétiques déclassifiées le nombre peut atteindre 42 millions) et avait causé la destruction de plus de 6 millions d’habitations dans le pays. Après la chute de l’Union soviétique, l’Ukraine, en tant qu’ancienne république, a hérité de ce parc immobilier peu durable ni écoénergétique et l’a diversifié à la fin des années 1990 avec de nouveaux gratte-ciel construits principalement au nom du business et pas à celui de l’homme.
La révolution de la Dignité a renforcé la volonté de moderniser et d’adapter toutes les habitations résidentielles aux standards internationaux actuels. Par conséquent, dans les années suivantes, plus de 150 programmes écoénergétiques gouvernementaux et locaux ont été établis, les fondations internationales ont également pris l’initiative. L’invasion russe, le 24 février 2022, a brusquement tout changé. En un an, plus de 2 millions d’Ukrainiens ont perdu leurs maisons, presque 150 000 immeubles résidentiels ont été détruits. La reconstruction du pays est donc devenue vitale. Mais sera-t-elle aussi écoénergétique et verte que rapide et moderne après la guerre ?
A Irpin, l’une des villes les plus touchées de la région de Kyiv , où environ 9000 bâtiments résidentiels ont été détruits durant les premiers mois de l’invasion, beaucoup d’immeubles font partie d’une soi-disant « nouvelle construction » et sont сonçus en tenant compte des standards éсonérgétiques minimaux.
C’est le cas du complexe résidentiel « Novooskolskiy », détruit par les Russes et reconstruit un an après par ses habitants. La dirigeante de l’association des copropriétaires de cet immeuble résidentiel (une sorte de compagnie gérante présidée par l’un des habitants qui s’occupe des charges et de la maintenance du bâtiment) Olena Salamatova raconte qu’avant la guerre, il y avait 42 appartements, où 160 familles, dont 31 enfants, résidaient en permanence. Aujourd’hui, seulement 10 appartements sont habités. Olena et sa famille étaient les premières à y rentrer en août 2022. « J’ai deux petits enfants. Le 24 février, nous avons décidé de partir pour l’ouest de l’Ukraine. Malheureusement, dans ce complexe, nos sous-sols ne sont pas adaptés pour faire des abris. Mais on restait en contact avec ceux qui ont décidé de rester. Notre maison a été frappée par des obus et des éclats avant le 25 mars, selon les photos de nos voisins, elle a donc été prise dans des tirs croisés. Elle a brûlé pendant deux jours. Tout notre revêtement extérieur a été brulé, tous les égouts ont été inondés, des compteurs sont tombés au sous-sol, toutes les communications ont été complètement détruites, de nombreux appartements ont été incendiés. Nous avons eu beaucoup de vitres endommagées, presque 70% de la maison. Avec ma famille, on est revenus à Irpin le 1er mai. Je suis sortie, j’ai regardé tout ça. Apparemment, il m’a fallu une journée pour me fixer clairement l’objectif que cette maison vive d’une manière ou d’une autre », explique Olena.
Ensemble, avec les autres habitants, ils ont enlevé près de 90 tonnes de débris de construction. Afin de ne pas dépenser de l’argent, car ils n’en avaient pas, ils ont tout nettoyé et enlevé de leurs propres mains. Olena et les autres habitants de « Novooskolskiy » ont sollicité la commission d’experts, qui, point par point, leur a expliqué comment procéder et quels travaux il était nécessaire de faire immédiatement pour que l’immeuble se tienne et soit le plus ergonomique et écoénergétique possible après. Voici comment la reconstruction de « Novooskolksiy » a commencé. L’association des copropriétaires de cet immeuble résidentiel a réussi à collecter environ 40 000 hryvnias par appartement, plus de 200 000 hryvnias ont été donnés via les réseaux sociaux. Avec cet argent, sous la direction d’Olena, l’équipe de bâtisseurs a restauré la toiture, le septième étage et les armatures. Les autres travaux pour que « Novooskolskiy » soit reconnu habitable ont été effectués grâce au programme du Fonds pour l’efficacité énergétique, financé par l’Etat ukrainien, l’Union Européenne et des fondations allemandes. Mais sans l’association des copropriétaires, créée par leurs habitants bien avant la guerre, et sans les travaux prioritaires faits par Olena et ses voisins au début, le Fonds, selon la loi, n’aurait pu rien faire. Comme les pouvoirs locaux, par manque de financement, n’ont participé qu’au déblayage des débris, les habitants ont eu de la chance d’avoir d’autres sources d’aide. Pour rappel, les mécanismes de compensation pour l’habitation détruite ou endommagée n’ont pas encore été mis en place malgré le fait que la loi nécessaire avait été déjà adoptée par le Parlement ukrainien. Pourtant, les premières tranches, selon Olena Shuliak, présidente de la commission parlementaire ukrainienne sur la construction de l’État, la gouvernance locale, le développement régional et urbain, seront versées à la fin de mai 2023. Avant cela, les propriétaires ne peuvent compter que sur les pouvoirs locaux, les fondations comme United 24, le Fonds pour l’efficacité énergétique et sûrement sur eux-mêmes.
La situation quand les habitants se mettent à refaire leurs immeubles individuellement est risquée, surtout pour la qualité de construction et l’efficacité énergétique du bâtiment. Mais si tous les travaux ont été effectués selon les recommandations des auditeurs ou de la commission, comme c’était le cas avec « Novooskolskiy » à Irpin, ce complexe résidentiel, selon la classe d’efficacité énergétique, fera très probablement partie du groupe C, la сlasse résidentielle minimale autorisée par l’Etat ukrainien depuis 2021, explique Anastasiia Gorbach , experte en efficacité énergétique de l’organisation « Ecoaction ».
Les notions de modernisation et d’efficacité énergétique ne sont pas tous nouveaux pour les Ukrainiens. Avant la révolution de la Dignité, les initiatives semblables se réalisaient individuellement et n’étaient pas systématiques, après, notamment avec la signature de l’Accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne et vu les engagements sur l’efficacité énergétique pris par le côté ukrainien, le processus s’est accéléré. Par exemple, durant les années suivantes, il est devenu juridiquement possible de créer l’association des copropriétaires d’un immeuble, de participer de cette manière à de tels programmes de modernisation énergétique comme « Energodim », créé par le Fonds pour l’efficacité énergétique, ou aux “Crédits chauds” ainsi qu’à beaucoup d’autres initiatives locales, gouvernementales et internationales.
En 2021, quand la loi sur « l’efficacité énergétique » est entrée en vigueur, des normes importantes ont aussi été mises en place. Le document prévoyait l’élaboration du plan d’action national sur l’efficacité énergétique et de la stratégie sur la modernisation thermique des bâtiments. En outre, la loi obligeait à utiliser 1 % des dépenses budgétaires au financement des programmes d’efficacité énergétique. Par conséquent, selon le plan d’action national adopté en décembre 2021, l’Ukraine planifiait de réduire la consommation d’énergie finale de 17,1 % avant 2030. Deux mois après, les bombardements russes ont mis la vie du pays entre parenthèses et sa modernisation a donc pris un nouveau sens.
Le 14 mars 2022, à l’aube, les roquettes russes ont frappé un immeuble résidentiel dans le nord de Kyiv. Il a fallu des heures pour éteindre l’incendie et laisser les habitants des appartements peu affectés récupérer des affaires personnelles. Tania Dovgan, l’une des propriétaires, se souvient très bien de ce matin à la fois glacial et brûlant. « С’était le chaos, la panique. Heureusement, notre entrée n’a pas été détruite comme celle de nos voisins. Mais on a pu entrer dans l’appartement seulement quelques heures plus tard . Il n’y avait de vitres éclatées, les portes du vestibule ont été complètement détruites, notre porte s’est pliée vers l’intérieur. D’ailleurs, on n’a pu accéder à notre habitation que par l’appartement de nos voisins. Dedans, on a vu une grande fissure dans le mur, le balcon a été démoli. Je me souviens quand je suis entrée c’était tout simplement impossible de rester là-bas, il faisait plus froid dans l’appartement que dehors » raconte-t-elle. Pour des raisons personnelles et à cause des défauts de construction découverts après les travaux effectués, Tania a décidé de ne pas revenir à la maison, où elle était née, avait grandi et avait passé presque toute sa vie. Contrairement à sa mère de 60 ans. D’après Tania, presque tous les habitants de la maison dans la rue Bohatyrsk sont revenus chez eux même avant sa « deuxième » mise en service. « Ils se sont habitués à cet immeuble, à ce style de vie. C’est vrai qu’il est devenu plus chaud, visuellement plus beau. La maison a été isolée, les portes et les fenêtres ont été remplacées, les entrées ont été aussi améliorées. Le nouvel ascenseur a été installé ainsi que les réseaux d’ingénierie endommagés ont été mis à jour. Ils l’ont rendu à son apparence d’origine. Mais les gens pensent déjà à le refaire : vitrer les balcons, etc. C’est triste », rajoute Tania.
- Immeuble de la rue Bohatyrska
En avril 2022, le conseil municipal de Kyiv a décidé de prohiber toutes les modifications extérieures des immeubles résidentiels faisant partie du patrimoine culturel de la capitale. La maison de Tania, mentionnée au-dessus, n’a pas d’association de copropriétaires et n’est pas considérée comme un monument historique. Le fait est qu’en Ukraine, juridiquement, peu importe le statut du bâtiment, les propriétaires ne peuvent pas changer son apparence sans obtenir les autorisations nécessaires, mais pratiquement, il le font souvent. Afin de reconstruire la maison dans la rue Bohatyrska après les bombardements, les habitants ne pouvaient сompter que sur les autorités locales, sur les donateurs privés et sûrement sur eux-mêmes. Vu que les organismes comme Le Fonds pour l’efficacité énergétique et la plupart de programmes gouvernementaux n’aident que les immeubles avec l’association des copropriétaires créée. « Après reconstruction, ce bâtiment de 9 étages répond à toutes les normes modernes d’efficacité énergétique », a annoncé en décembre 2022, quand l’immeuble dans la rue Bohatyrska a été mis en service, le maire de Kyiv Vitali Klitschko. Mais pas un seul habitant, selon Tania Dovgan, n’a vu de document attestant qu’un examen a été effectué à telle date, pour tel motif, par telle ou telle personne, dans lequel il était dit que la maison était habitable et écoénergétique. La mairie, de leur côté, affirme que toutes les préparations, vérifications et attestations nécessaires pour sa reconstruction ont été faites.
Aujourd’hui, principalement à cause de la guerre, beaucoup de programmes de modernisation et d’efficacité énergétique au niveau gouvernemental ont été suspendus. Certains d’entre eux, comme « Energodim », financé par le Fonds pour l’efficacité énergétique, ne travaille qu’avec les « сandidatures » soumises et approuvées avant le 24 février 2022. L’autre programme du Fonds, « Vidnovydim », où tous les immeubles endommagés ou détruits peuvent actuellement participer, aide à construire des logements écoénergétiques, mais pas aussi scrupuleux que son prédécesseur « Energodim » même si ce programme est financièrement plus avantageux. D’autres initiatives, locales et internationales, sont plutôt orientées vers la qualité et la rapidité de construction, que sur l’efficacité énergétique ou les écotechnologies. Pour des raisons évidentes et compréhensibles. En même temps, cela ne signifie pas que le mouvement vers l’efficacité énergétique a été stoppé, au contraire, les efforts se sont intensifiés. Le gouvernement, par exemple, travaillent ce jour à la création du Fonds d’État pour la décarbonation et la transformation écoénergétique, qui contribuera à la mise en œuvre de projets d’efficacité énergétique. En juillet 2022, l’Ukraine a également présenté à Lugano son plan de la reconstruction. Entre autres, il prévoyait la restauration et la modernisation des logements selon tous les standards modernes. Par exemple, pour les immeubles résidentiels, des programmes de modernisation thermique seront mis en place, de nouveaux logements, à leur tour, seront construits vu les normes d’efficacité énergétique. Selon ce plan, un projet pilote de construction des bâtiments presque zéro énergie (Quasi Zéro Energie ou Q-ZEN) sera lancé. Pour restaurer des logements détruits, à l’aide des donateurs, l’Ukraine prévoyait, selon ce plan, dépenser 1,3 trillion de hryvnias et pour moderniser des vieux immeubles et les faire plus écoénergétiques, 4,2 trillion de hryvnias.
Les experts, dont de l’organisation “Ecoaction”, s’accordent sur le fait qu’il est plus raisonnable de « construire des Q-ZEN entièrement économes en énergie, que construire la classe C, faire la modernisation thermique, investir plus d’argent et l’amener à de nouvelles normes. Il est nécessaire de construire des maisons hautement efficaces dès maintenant ». Au moins, cela coûterait moins cher à l’Ukraine ainsi qu’à ses donateurs internationaux.
Pourtant, l’héritage immobilier de l’Ukraine, dont les immeubles prérévolutionnaires, soviétiques et « modernes », selon Anastasiia Gorbach, ne peuvent pas être modernisés avec la même efficacité compte tenu des matériaux utilisés à l’époque. Les immeubles prérévolutionnaires, par exemple, en cas de modernisation correcte, ne peuvent qu’atteindre la classe d’efficacité énergétique C, les bâtiments staliniens - la classe C ou la classe B, 100% des immeubles modernes peuvent être amenés au niveau A d’efficacité énergétique. « Les maisons modulaires, à mon avis, sont aussi une très bonne idée, surtout pour les personnes devenues sans-abri. Le problème est qu’en raison de leur structure et de leur conception, elles ne peuvent pas être à plusieurs étages, ce n’est qu’une option privée. Mais c’est une super solution, car elles sont écologiques », rajoute Anastasia.
Selon le Ministère du Développement des communautés et des territoires d’Ukraine, en 2021, près de 44 % bâtiments résidentiels en Ukraine avaient la classe d’efficacité énergétique la plus basse, G, et seulement 1,4 % des immeubles faisaient partie du groupe A.
« En ce qui concerne nos orientations, je ne prendrais probablement aucun cas précis des pays sur lesquels nous devrions nous orienter. Peut-être, l’Ukraine est aujourd’hui le premier exemple d’une telle destruction de bâtiments et en général d’une telle situation. Je me concentrerais plutôt sur les normes internationales, sur les systèmes de certification. Par exemple, nous avons environ 600 systèmes de certification d’efficacité énergétique dans le monde. Mais selon les experts, le système de certification allemand DGNB est le plus adapté pour nous, simplement parce qu’il est plus proche de nous en termes de climat et de conditions météorologiques, ce qui nous convient mieux. En Ukraine, nous n’avons actuellement qu’un seul bâtiment qui possède une telle certification. A mon avis, non seulement, Kyiv et Lviv, les plus grandes villes, ont des perspectives en matière d’innovation écoénergétique, mais aussi les villes détruites par la guerre. Tout simplement, parce qu’elles vont maintenant être reconstruites selon de nouvelles normes », résume Anastasiia Gorbach, experte de l’organisation « EcoAction ».
Alors que les habitants de l’immeuble dans la rue Bohatyrska à Kyiv, selon Tania Dovgal, son ancienne habitante, « n’ont pas d’initiatives pour créer quelque chose d’éco ou de non-éco ou d’idées sur le tri des déchets, les panneaux solaires pour le futur », les propriétaires du complexe résidentiel « Novooskolskiy », au contraire, cherchent des programmes ou des fonds pour restaurer les parties communes restantes de l’immeuble. « Il nous reste à collecter 2 millions de hryvnias pour finir des travaux », raconte Olena Salamatova, dirigeante de l’association des copropriétaires de cet immeuble. « Mais il ne s’agit pas seulement de la restaurer et de la rendre belle, je veux insuffler à cette maison la vie qu’elle avait avant la guerre. Je veux ramener mes voisins à la maison. La vie, c’est avant tout les gens », ajoute-t-elle.