RD : Votre œuvre se situe majestueusement au confluent de l’Orient et de l’Occident. Qualité, poésie et beauté se conjuguent avec un immense talent littéraire. Parlez-nous, s’il vous plaît, de vos premiers pas dans le monde des métaphores …
VKG : Tout m’a été offert par mon frère, coeur de poète, enterré à l’âge de 22 ans dans un asile psychiatrique. En fait, j’ai commencé à écrire à sa place quand une lobotomie l’avait privé de son intelligence. J’ai essayé d’écrire avec son style, sur son cahier, en pensant à lui. J’avais seulement 17 ans.
Votre poésie et votre prose sont étranges et belles. Depuis quand date cette beauté stylistiquement certaine ? Depuis votre début déjà ? Ou peut-être vous a-t-elle rejoint plus tard ?
Il s’agit d’une recherche de la beauté. Sa poursuite me vient de la poésie arabe qui contrairement à la poésie occidentale et surtout française, ne s’est jamais complu dans le laid ou dans le sordide. La langue française, si riche de Rabelais, marquant de jour en jour plus de place pour l’émotion. La poésie française tord le cou aux métaphores et aux adjectifs considérés comme des politesses décoratives.
Vénus Khoury-Ghata, vous défendez la liberté et la paix. La liberté se définit autrement d’un peuple à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un genre à l’autre. Que serait aujourd’hui la liberté d’une femme libre ? Et celle d’une femme soumise ? Je crois avoir lu quelque part une phrase qui vous appartient : « Les femmes-écrivaines seraient-elles toujours mal aimées ». Mal aimées ? Ou pas encore tout à fait libres ?
Ma liberté consiste à écrire ce que je veux sans le poids d’une serrure. Je fréquente qui bon me semble, même si mes amis ne plaisent pas à celui qui partage ma vie. D’ailleurs, cette beauté dont on parle me vaut une vie sentimentale réduite à zéro. L’homme est remplacé, dans mon cas, par les livres, par les chats et les Poètes !
Qu’avez-vous constaté au long de votre cheminement littéraire (expériences culturelles vécues) ? Quels genres d’obstacles avez-vous surmontés ? ? Et quels privilèges vous ont comblée, s’il y en avait quelques uns ?
J’ai surmonté un grand obstacle. La suffisance ( !!!! ?!) masculine face aux femmes écrivaines !
Depuis des siècles…
Ils nous considèrent encore leurs subalternes même si nous sommes beaucoup plus créatrices, plus profondes, plus sensitives, plus talentueuses en tant qu’écrivains. Prenons un cas particulier : bien que notre oeuvre (l’oeuvre d’un tas de femmes écrivains de talent !) soit traduite en plusieurs langues étrangères et publiée à l’étranger, les éditeurs de Gallimard ne publient aucune femme depuis 20 ans !
La critique affirme que ces dernières années vous avez durci votre style avec une grande efficacité, sans devenir pourtant féministe. Cela pour préserver la douceur et la profondeur de la parole féminine ? Ou plutôt pour les rendre plus crues ?
Assécher son style ne veut pas dire se métamorphoser en être hybride, devenir ni homme, ni femme… Mon style a gagné en efficacité comme l’affirme Savigneau. Pour pouvoir dénoncer la tragédie des femmes soumises. Il faut aller à l’essentiel, il faut dénoncer, il faut combattre le mal !
Ecrire de la poésie signifie pour tout poète écrire dans une langue étrange, parler la langue des dieux, la langue des fous ou la langue des amoureux, apud les grecs antiques ou d’après les non-poètes d’hier et d’aujourd’hui. Comment le poète Venus Khoury-Ghata a-t-elle soutenue le transfert poétique d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre ?
J’ai inséré une langue dans l’autre : l’arabe et le français. Pourtant à l’antipode l’un de l’autre. J’ai marié ces deux langues étrangères. J’ai offert les tournures, les nuances, les saveurs, l’exaltation de la langue arabe à la langue française. A cette langue devenue dans le temps si cartésienne Mon rêve c’est d’écrire le français de droite à gauche, avec l’accent arabe et inversement.
Quelle chance pour la France d’avoir une écrivaine comme Vous. Vous vivez depuis 25 ans à Paris et parcourez le monde à défendre la langue française. Le français, par rapport à votre langue maternelle, serait-il une langue de romancier ou une langue de poète ?
La langue française est une langue de poésie. Elle m’est proche en poésie. Un jour je m’attaquerai également à l’écriture d’un roman en français. Vous savez, la poésie ne m’a plus suffit après la tragédie de mon pays. Seule la prose pouvait dévoiler, racontait toutes les cruautés de là-bas.
Bon nombre d’écrivains, de Beckett à Ionesco, de Cioran à Apollinaire, font pleinement partie du paysage littéraire français bien que le français ne soit pas leur langue maternelle. Veuillez nous dire comment la France culturelle vous a-t-elle adoptée ?
Ce fut bien difficile au début ! J’ai du attendre pour que les portes s’ouvrent ! Quand même, quelques poètes m’ont bien accueillie. Mais en général, il y avait de la réticence pour accepter à part la poésie, une femme romancière. Même si mes romans se sont vendus à 50. 000 exemplaires, les gens doutaient de moi. Mais bon, maintenant ca va, je suis plus reconnue et plus occupée dans le deux genres : poésie et prose.
Écrire dans une autre langue c’est extrêmement passionnant, dirais-je d’après ce que je ressens en qualité d’auteur bilingue. Pour Vous, ce serait comme écrire dans un style différent ? Il y aurait une autre forme qui s’installe ? Que signifierait en effet écrire dans la langue de l’autre ? Ecrire en exil ? Ecrire en combattant, en jouant, en pleurant ? Ecrire pour se rendre libre, écrire au futur ?
La langue de l’autre qui me fut prêtée est devenue la mienne. Elle m’apportait et m’apporte une nouvelle appartenance, comme à tous les francophones, n’est-ce pas, comme à tous les francophones qui jonglent avec deux sensibilités et deux langues à la fois- de vrais alchimistes !
Et l’amour, Madame Vénus ?
L’amour dans ma vie est remplacé par l’amitié . J’aime mes amis d’un grand AMOUR.
*Rodica Draghincescu : écrivaine bilingue (roumain-francais). Extraits d’un entretien réalisé pour "lemague" : http://www.lemague.net
EXTRAITS
Tu veux la vérité ? Saint-Gilles n’a jamais aimé ce que j’étais, ni ce que je faisais. C’est mon père qu’il admirait et qu’il venait voir après chaque expédition. Il m’a épousée pour pouvoir habiter avec lui, l’interroger sur ces pays qui le fascinaient mais que ses moyens ne lui permettaient pas de visiter. Il épousait en même temps trente hectares de terre et de bois, et le calme nécessaire pour écrire sans la contrainte de gagner sa vie. Jeune journaliste, il travaillait à l’époque pour un magazine de voyages. J’ai fait de lui un écrivain. Je tapais ses manuscrits comme je le faisais des conférences du père. Il s’affaissait dès que celui-ci repartait. Je ne le voyais plus qu’à travers la fumée des cigarettes qu’il fumait allongé sur le lit, des spirales qu’il suivait du regard jusqu’au plafond. Je n’existais qu’en tant que femme à tout faire. Il me regardait sans amitié, sans rancœur, sans pitié, sans me voir. J’ai continué à taper ses manuscrits après son départ. Les pages déposées le matin devant la porte de la cuisine, rendues le soir devant la même porte. À la femme qui lisait, il a préféré celle qui lisait le marc de café. À celle qui tapait ses manuscrits, il a préféré celle qui tapait ses tapis sur la rambarde d’une fenêtre, comme à la casbah. (Page 28)
Un vent violent chasse le brouillard peu après minuit. Il secoue les volets, fait grincer la toiture, plie les arbres jusqu’à terre. Les peupliers sont les premiers à se casser, suivent deux châtaigniers et le noyer en contrebas de la prairie, à l’orée du fleuve. Seuls les cyprès du raidillon lui résistent. Immobiles dans leur vêtement sombre, ils évoquent des moines encapuchonnés. Les cyprès assistent impassibles à la mort de leurs semblables. Le bruit du vent est celui d’un train lancé à toute vitesse, d’un avion qui atterrit. Et ce ne sont pas les cris de Mathilde qui vont l’arrêter. Elle t’entraîne dans la cuisine plus protégée que l’étage et prie en claquant des dents tous les saints qu’elle connaît. Mathilde appelle à l’aide la Vierge Marie qui n’avait pas levé le petit doigt lorsque son père agonisait, sainte Rita des cas désespérés lorsque son mari l’avait quittée. À saint Antoine, l’ami des bêtes, elle confie ses poules, le coq est assez débrouillard pour s’en sortir tout seul. Mathilde prie alors que tu es prise de fou rire. Tu ris et pleure en même temps. Enfermée avec cette femme que tu ne connaissais pas il y a à peine une semaine, partageant les mêmes frayeurs, tout cela te semble surréaliste. Tu continues à rire, ignorant son regard désapprobateur et le vent qui essaie maintenant de défoncer la porte. Soudain ce silence de fin du monde. Mathilde voudrait évoluer les dégâts malgré la porte bloquée par le tronc d’arbre allongé en travers du seuil. (Page 32)
Adam a bu sa vie jusqu’à la dernière goutte. Les six derniers mois, il a préféré la vie à l’écriture. La vue des livres lui était insupportable. Il n’en a emporté aucun ici.
« C’est triste, tous ces mots enfermés dans les pages. Adam n’écrivait plus mais parlait, même en dormant. Il voulait sans cesse que je lui raconte le désert, que je lui dise s’il était bon avec nous, s’il m’arrivait d’y penser encore, je répondrais des fois par oui, d’autres fois par non. Comment lui faire comprendre que le désert était à la fois bon et cruel, avare et généreux ? Il était bon quand il prenait ses distances et qu’il ne cherchait pas à nous envahir. Méchant lorsqu’il levait son khamsin, arrachait nos tentes et emportait notre bétail. Le khamsin, c’est le chaytan. Seuls les chameaux lui résistaient , pas les chèvres, celle qui n’était pas attachée s’envolaient et on ne la voyait plus, toute chèvre qu’elle était. Alors que le chameau s’accroche. Un chameau, c’est plus lourd qu’un rocher. (Page 51)
Pour Zohra née dans le désert, l’eau est une bénédiction de dieu. Un cadeau du ciel. La moindre pluie, et les femmes de sa tribu remplissaient jarres et bassines à ras bord, lavaient les enfants, lavaient les vêtements et jetaient l’excédent sur le dos des bêtes. Zohra te raconte cette scène comme un film tourné au ralenti en insistant sur les détails. L’eau, son premier miroir. La fillette qui ondulait du corps dans la bassine, c’était elle. Le visage pointu de renard de sable était le sien. Maria qui vient d’arriver te fait des gestes dans son dos. Son doigt vissé sur sa tempe parle de folie. Zohra est folle. Elle devrait s’alarmer, le fleuve qui a atteint son plus haut niveau cette nuit risque de déborder et de l’emporter avec son fauteuil roulant jusqu’à la mer, et ce n’est pas Maria qui va lui courir après pour la lui arracher. (Page 84, 85)