Voilà au moins une évidence qui met tout le monde d’accord. Il s’est bel et bien « passé quelque chose », dimanche 11 janvier dernier, lorsque quatre millions de personnes ont défilé en France — mais aussi ailleurs, comme en Suisse (à Genève, 2000 manifestants) — pour rendre hommage aux victimes des attentats à Paris contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher.
Mais qu’était-il, ce « quelque chose » ? Le premier chapitre d’un nouveau récit national pour des Français en panne de mythes mobilisateurs ? Une actualisation des principes de tolérance et de laïcité ? Un redémarrage pour une République morose ? À lire les médias, voire à ouïr les conversations de salons et de bistrots, il y avait un peu de tout cela. Et surtout, une certaine fierté, fort légitime, éprouvée par des millions de Français d’avoir répondu au terrorisme de façon digne et ferme.
Polémique très parisienne
Pour Emmanuel Todd, ce « quelque chose » n’était que poudre aux yeux. Dans son dernier livre — Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, paru au Seuil — ce démographe s’est efforcé de démontrer que les manifestants, loin de représenter la France populaire, tolérante et progressiste, incarnaient plutôt l’inverse. Dès la sortie du bouquin, une polémique très parisienne a éclaté au cours de laquelle Todd a trop souvent répondu de façon outrée à des attaques qui ne l’étaient pas moins. Les cervelles étant aujourd’hui refroidies, le temps est venu d’analyser les affirmations contenues dans son bouquin.
Pour fonder ses thèses, Emmanuel Todd juxtapose les cartes géographiques des manifestations du 11 janvier avec celles des élections françaises, afin notamment de « nous dire quelles forces sociales et religieuses, ou crypto-religieuses, avaient jeté tant de gens dans les rues ». Ce faisant, il risque de négliger les effets de la mobilité géographique des Français qui s’est considérablement accrue au fil du temps. Aujourd’hui, les gens ne sont plus attachés à leur terroir comme jadis. De son analyse avant tout géographique, Emmanuel Todd tire cette conclusion : bien plus que les autres couches de la population, ce sont les classes moyennes, imprégnées de « catholicisme zombie » (ceux qui restent idéologiquement influencés par le catholicisme sans forcément pratiquer cette confession), qui sont descendues dans la rue le 11 janvier 2015.
- Luc Rouban, lui aussi s’interroge !
- Ph : Jean-Noël Cuénod - La Cité
Barème de la confiance politique
Des classes moyennes que Todd qualifie ainsi : Bien loin de porter les « valeurs positives de la nation », (elles) sont fondamentalement égoïstes, autistes et d’humeur répressive. Cette vision est contestée par un autre travail d’expert. Il s’agit du traditionnel Barème de la confiance politique élaboré par le CEVIPOF, centre de recherche de Sciences-Po à Paris et consacré en mai dernier à cette question : « Qui sont les manifestants du 11 janvier ? » C’est le politologue français Luc Rouban qui en rédigé la note.
Le CEVIPOF s’est basé sur d’autres outils que ceux d’Emmanuel Todd, à savoir un questionnaire destiné à 1864 personnes. 405 d’entre elles, soit 22%, ont participé aux manifestations du 11 janvier. Une proportion excessive ? L’auteur de l’analyse répond à La Cité : « Il s’agit de comparer deux groupes, pas d’établir un profil moyen. Donc la surreprésentation des manifestants n’est pas un problème. » Sur deux points au moins, les analyses de Todd et de Rouban se recoupent. La moyenne d’âge des manifestants est un peu plus élevée que celle des non-manifestants (50,8 ans contre 49,1 ans) et ceux qui ont défilé appartiennent plus souvent que les autres aux catégories socioprofessionnelles supérieures, cadres et membres actifs des professions libérales. Or, c’est là que se situe « la contradiction interne forte » de Qui est Charlie ?, comme l’explique à notre journal Luc Rouban : « Plus le niveau de diplôme monte et plus le racisme ou l’intolérance aux autres baissent. Par conséquent, Todd ne peut pas démontrer, quelle que soit la méthode, que les manifestants sont au fond d’eux-mêmes des ‘répressifs’ ou des vichystes nostalgiques. »
Les dangers du mot « science »
Sur tous les autres points, les divergences se révèlent flagrantes. Notamment quant aux affirmations avancées par Todd sur des manifestants qui seraient et « répressifs » et « intolérants ». Pour mesurer le degré de tolérance et de « répressivité », Luc Rouban et le CEVIPOF ont posé aux personnes interrogées trois questions sur le rôle de l’école (éveil de l’esprit ou transmission de la discipline ?), la peine de mort (pour ou contre ?) et les immigrés (trop d’immigrés ou non ?). Il en ressort que les manifestants se montrent, à chaque fois, plus tolérants que les non-manifestants (1). En outre, loin d’être les « autistes » et les « égoïstes » décrits par Emmanuel Todd, ceux qui ont défilé apparaissent comme plus ouverts aux autres que ceux qui sont restés à la maison (2).
Todd dénonce l’islamophobie comme étant l’un des mobiles qui avaient poussé les manifestants à défiler ; il met également en cause leur démarche favorable à la laïcité. Là aussi, ces affirmations sont battues en brèche par l’étude du CEVIPOF et Luc Rouban : « Les manifestants acceptent davantage l’islam, la laïcité et le principe même de l’immigration que les non-manifestants (3). »
Brossé par Emmanuel Todd ou dessiné par Luc Rouban, le portrait du manifestant est donc totalement différent, même s’il appartient à la classe moyenne de rang plutôt supérieur. Le « catholique zombie » se mue en laïc tolérant, l’« autiste » devient ouvert à autrui, le « répressif » fait montre de libéralisme. Cela démontre à quel point, il faut se méfier du mot « science » lorsqu’il est associé à des phénomènes aussi complexes et fluctuants que la vie sociale.
La question des relations avec les musulmans est l’un des sujets dominants en Europe. Il le restera, sans doute, pendant longtemps. D’où l’importance, pour les experts comme pour les politiciens, de préférer l’humilité dans la recherche à la véhémence dans le propos. Mais celle-ci à l’avantage, hélas décisif, de fabriquer cette mousse médiatique qui astique les ego.