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Carnets Vanteaux - La Disparition

Carnets Vanteaux - La Disparition

17 novembre 2020 - par Ksénia Potrapeliouk 
Un cafard - © Pixabay - Alex Sartori
Un cafard
© Pixabay - Alex Sartori

Consigne

par Jean-Michel Devésa

A été distribué un extrait du premier roman de Laurent Mauvignier, Loin d’eux (1999). En son sein, ont été isolés des éléments reconstitués en syntagme : « le silence entre nous depuis si longtemps ».

Ce sera le titre du recueil de nouvelles écrites par les étudiant.e.s de FABLI. Celui-ci contiendra une nouvelle de chacun.e d’entre eux.elles laquelle :

 aura une longueur de 6 feuillets (maximum) ;

 sera titrée comme son auteur.e l’entendra (mais elle peut aussi ne pas avoir de titre) ;

 est écrite de semaine en semaine (d’abord un synopsis et un incipit ; ensuite à raison d’un feuillet par semaine, de sorte que le texte soit relu, poli, remanié, ciselé ; avec en perspective, une période de repos et de latence ; avant une relecture/correction finale qui précèdera la réunion en recueil collectif, fin janvier).

Les nouvelles seront distribuées dans le volume par ordre alphabétique des noms (patronymes ou noms d’auteur) de leurs auteur.e.s.

Les étudiant.e.s ont le choix d’utiliser le syntagme « le silence entre nous depuis si longtemps » comme incipit ou bien de la placer dans le corps de la nouvelle ; ils.elles peuvent aussi ne pas le mentionner de toute la nouvelle.


Je fus d’abord frappée par une intense odeur d’urine de chat. On la sentait déjà depuis la cour, cela enflait comme un nuage toxique à mesure que l’on approchait de la porte d’entrée, et lorsque l’on pénétrait à l’intérieur l’odeur devenait proprement innommable – je me dis que si l’appartement avait été situé dans un couloir fermé, ses occupants en auraient été délogés depuis longtemps.

Franck habitait un studio de douze mètres carrés dans le quartier de la gare. Je n’avais visité l’endroit qu’à deux reprises avant ce jour-là – la première fois en 2013, lorsqu’il venait d’emménager ; et la seconde deux ans plus tard, à mon retour d’un séjour dans une université étrangère. La deuxième visite avait été une expérience douloureuse. Le changement était dramatique – alors qu’il avait été refait à neuf pour accueillir le nouveau locataire, en l’espace de deux ans l’appartement était devenu terriblement crasseux, le pire étant la puanteur qui imprégnait tout ce qui s’y trouvait, ses habitants y compris. Ceux-là consistaient en un homme de quarante-trois ans, grand et très maigre, et une horde de chats dont la population fluctuait sans cesse au rythme de la fécondité non maîtrisée et prolifique des femelles.

Lors de ma seconde visite, j’étais venue à l’improviste dans l’idée de lui faire une surprise. Cela faisait deux ans que nous ne nous étions pas vus, et comme il était injoignable à l’époque – n’ayant ni téléphone ni internet – je ne l’avais pas prévenu de mon retour. Le silence, entre nous, depuis si longtemps.

Je m’étais mise sur mon trente-et-un. À cette époque, je venais de décrocher mon premier emploi salarié, et d’accéder à ce qui me semblait être une certaine aisance financière. Je me baladais partout avec un sac Guess, des petits escarpins de pétasse, et j’avais toute une collection de vestons parfaitement hideux. Je me faisais faire des ongles en acrylique et je me maquillais outrageusement avec des produits Huda Beauty, achetés une fortune au Sephora des Champs-Élysées. Je commençais à m’habiller aux Galeries Lafayette ; j’économisais pour m’acheter des Louboutin et un sac Louis Vuitton. Je sous-louais une chambre près du canal Saint-Martin. Je mettais des hashtags #workinggirl sur mes publications Instagram. J’étais pathétique.

Les deux années que je venais de passer à l’Université du Massachusetts, mon diplôme d’école de commerce doublé d’un MBA, et l’emploi que j’avais subséquemment décroché dans un cabinet de consulting à La Défense m’avaient rendue arrogante au possible. J’étais boursouflée d’un sentiment chronique de supériorité, assez commun chez tous les jeunes cons qui débarquent sur le marché du travail à la sortie des grandes écoles, les yeux exorbités et la langue pendante, croyant qu’ils ont tout compris et pressés de s’en mettre plein les poches... Chez moi, cela prenait la forme d’une générosité pathologique, et d’une envie irrépressible de donner des leçons de vie. À ma décharge, je n’étais absolument pas avare. Je distribuais des cadeaux extravagants à droite et à gauche, sans m’avouer que je n’agissais pas uniquement par altruisme, mais au moins en partie pour montrer aux autres que j’avais les moyens de le faire. Quand on y pense, ce genre de décompensation n’était pas totalement surprenant chez une jeune personne issue d’un milieu démuni, qui a bouffé des nouilles chinoises pendant toute la durée de ses études tout en se prostituant occasionnellement, et qui se met soudain à gagner cinq fois le salaire de ses parents... J’avais envie de flamber, ouais. Quand je descendais à Limoges, j’avais une furieuse envie d’en mettre plein la vue à tous les péquenots du coin. Alors j’offrais des choses coûteuses et inutiles. Mis à part une hypertrophie de mon empreinte carbone, je n’avais pas l’impression de faire de mal à qui que ce soit. En somme, je n’étais pas méchante.

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