Consigne
par Jean-Michel Devésa
A été distribué un extrait du premier roman de Laurent Mauvignier, Loin d’eux (1999). En son sein, ont été isolés des éléments reconstitués en syntagme : « le silence entre nous depuis si longtemps ».
Ce sera le titre du recueil de nouvelles écrites par les étudiant.e.s de FABLI. Celui-ci contiendra une nouvelle de chacun.e d’entre eux.elles laquelle :
– aura une longueur de 6 feuillets (maximum) ;
– sera titrée comme son auteur.e l’entendra (mais elle peut aussi ne pas avoir de titre) ;
– est écrite de semaine en semaine (d’abord un synopsis et un incipit ; ensuite à raison d’un feuillet par semaine, de sorte que le texte soit relu, poli, remanié, ciselé ; avec en perspective, une période de repos et de latence ; avant une relecture/correction finale qui précèdera la réunion en recueil collectif, fin janvier).
Les nouvelles seront distribuées dans le volume par ordre alphabétique des noms (patronymes ou noms d’auteur) de leurs auteur.e.s.
Les étudiant.e.s ont le choix d’utiliser le syntagme « le silence entre nous depuis si longtemps » comme incipit ou bien de la placer dans le corps de la nouvelle ; ils.elles peuvent aussi ne pas le mentionner de toute la nouvelle.
Que je vous explique.
Si j’en suis arrivée à ce point, là, ici, à désespérer devant les tee-shirts flashy de ce « camp de réhabilitation des liens familiaux », au milieu de nulle part, avec un darron au moins aussi effaré - et effrayé - que moi à l’idée de subir deux jours infernaux de jeux asthéniques (et d’ateliers à faire fuir les plus endurcies des joyeuses mamies) censés « renforcer nos rapports », c’est que la situation a dérapé - est tombée dans les escaliers même - avec perte et fracas il y a quelques jours.
Tout a commencé à cause d’un silence. Rembobinons jusqu’au D-Day.
Rien ne m’obligera à ouvrir la bouche.
Ni le riz qui menace de tomber du plat et se répandre partout sur la nappe, ni le lait qui va déborder de la casserole, ni, et c’est là le plus urgent, ni le « nonmaistuvasrépondreOUIIII » de plus en plus pressant de mon darron. Darron habituellement prénommé « Papounet chéri », mais il faut savoir s’adapter aux circonstances.
Bref. Ma bouche est obstinément fermée - froncée de la plus insultante des manières même - et mes yeux forment deux accents circonflexes inversés de bon ton, au vu de la situation. Qui est-il, cet homme qui m’a donné la vie, pour se permettre de m’interroger comme ça ? La guerre est déclarée, il n’y a plus aucun moyen de revenir en arrière ni d’éviter cette éclatante confrontation qui se forme entre nous. Mais il ne sait pas les ressources que j’ai, il ne sait pas à quel point je suis adulte et à quel point je peux, moi aussi, me montrer intransigeante. Après tout, j’ai été à bonne école avec lui !
Et soudain, c’est le drame. Le lait déborde brutalement de la casserole pour se répandre partout avec un grésillement horrible qui annonce non pas la fin du monde, mais une tempête bien plus dévastatrice : MAMAN.
Elle déboule comme une furie. Je ne l’ai jamais vue comme ça, un peignoir blanc à peine noué autour de la taille, un masque au concombre qui lui donne un air cadavérique, de longs cheveux mouillés tombant en mèches luisantes de part et d’autre de son visage, et son hurlement de banshee... Impossible de jouer l’impassible lorsque la Mort se présente à moi sous cette forme là ; j’ai sauté sur mes pieds et me suis éloignée à l’autre bout de la cuisine. Le darron essaie vainement de la calmer mais impossible de se faire entendre avec les imprécations qu’elle lui lance. Je suis sûre que tout l’immeuble l’entend et j’imagine parfaitement cette pauvre Mme Veryeuse se signer en regardant son plafond décoloré, pensant que sa dernière heure est venue.
Papa me jette un regard de supplication, comme si j’allais lui filer un coup de main ! Sauve ta peau, les autres sauveront la leur, c’est ma devise depuis... depuis là, maintenant, tout de suite. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à pas être aussi pénible, qu’il se débrouille, je n’ai rien à me reprocher. Enfin ça, ce n’est pas l’avis de Maman qui manque de m’étrangler en m’attrapant par le col alors que je tente de m’esquiver avec un paquet de Nesquik.
« HORS DE QUESTION QUE ÇA CONTINUE... Plus possible... ARRÊTE DE FAIRE TA TÊTE DE MERLAN, JULIE ! … la fois de trop... MARC TAIS-TOI ! J’ai besoin d’un week-end tranquille sans vous deux pour hurler à tout bout de champ ! »
La tête baissée devant la tempête, je vois Papa me jeter un coup d’œil furieux.... comme si c’était ma faute !
Voilà comment on en est arrivés là.
Pourtant lorsque Maman nous a imposé son ultimatum, ni lui ni moi n’avions eu l’idée de résister. Doux comme des agneaux et silencieux comme des ninjas, nous avons filé quelques jours plus tard dans nos chambres respectives pour balancer quelques affaires dans un sac avant de sauter dans le vieux pick-up de grand-père, une antiquité dans son genre. Peu importe qu’ELLE ait encore eu une idée farfelue, comme si un « Camp de consolidation des liens familiaux » à l’autre bout du pays allait nous aider ! Sur le moment on devait juste rouler vite et loin.
Et c’est ce qu’on a fait. D’abord P’pa a essayé de se rassurer en me disant que c’était pas sérieux, que Maman allait vite se calmer, et ensuite on s’est mis à se hurler dessus comme d’habitude. Au final, Papa s’est arrêté au Quick juste avant l’autoroute et j’ai pris sa carte pour me payer un truc pendant qu’il essayait de marchander avec M’man au téléphone. Mais quand il a fini par raccrocher, j’ai su qu’elle l’avait jeté comme une vieille chaussette. Il se laissa tomber sur la banquette avec l’air le plus désespéré que j’ai jamais vu. Vingt minutes après, nous roulions vers Chipitta dans un silence de mort.
Ça s’est passé juste à notre arrivée. On était devant le portail en bois du camp et on voyait ces animateurs avec leurs grands sourires nous faire signe d’avancer, et au loin, parents et enfants qui portaient le même t-shirt orange avec le même sourire flippant. On a échangé un regard avec Papa, il a alors fait demi-tour dans un crissement de moteur infernal pendant que je m’accrochais à ma ceinture et que le staff nous regardait avec de grands yeux.
« Depuis, mon père me traîne de pub en pub, s’enivrant au point où je crains toujours pour ma sécurité lorsqu’il prend le volant... »
Mon auditoire, composé principalement de motards bodybuildés aux mines patibulaires et aux bras couverts de tatouages me montre sa sympathie en me houspillant pour que je joue mon tour. Je soupire, un peu désespérée en prenant position sur la table de billard pendant que mon père, non loin, siffle son quatrième verre de lait. Le pauvre, je ne pensais pas qu’être mis à la porte par maman allait le rendre aussi misérable. Et moi, pauvre adolescente prise dans leur dispute, je dois payer les pots cassés en gagnant assez d’argent pour pouvoir payer sa toute jeune addiction au lait.
Comme s’il avait entendu mes pensées, papa me jette soudain un regard noir et je suis forcée de détourner les yeux pour ne pas me changer instantanément en un petit tas de cendres fumantes. On ne dirait pas, mais sous ses airs de comptable propre sur lui, Papa cache une âme au moins aussi « DramaQueen » que la mienne.
La boule noire fonce dans un trou… Dommage. Abandonnant mon dernier paquet de chewing-gums et mon mp3 sur le rebord de la table, je rejoins Papa et m’attable sur le comptoir en levant une mine désabusée vers le barman.
« Donnez-moi ce que vous avez de plus fort », dis-je en prenant ma voix de gangster des années 1980. J’ai appris cette réplique dans un film. L’homme et P’pa échangent un regard et enfin, je vois un verre au liquide ambré glisser devant moi. D’un signe de tête je remercie le barman, prête à me tourner vers la salle pour contempler ses occupants d’un air désabusé en songeant à mes choix de vie, quand une taloche à l’arrière de ma tête me ramène brutalement au présent.
« Mais quoi encore ?!
– Qu’est ce qu’on dit ? »
Rapidement mes yeux passent du regard de P’pa au visage un peu moqueur du barman…
« S’ilvousplaitmerci… »
Et aussi sec, je replonge le nez dans mon jus de pomme. Encore une fois, il a tout gâché. Rageusement, je tends l’oreille pour écouter sa conversation avec l’homme de l’autre coté du comptoir : ce n’est pas comme si j’avais autre chose à faire de toute manière.
« Je sais pas Hervé, cette fois j’ai vraiment l’impression que ça ne va pas passer. Marianne refuse qu’on revienne tant qu’on aura pas amélioré les choses, et je ne sais pas comment faire pour… », il s’arrête subitement et je n’ai même pas besoin de tourner les yeux pour savoir qu’il me désigne d’un regard insistant. Mais je ne vais pas lui faire le plaisir de lui confirmer que je l’écoute attentivement. L’homme de son côté lui fait un sourire encourageant.
« Allez, on ne parle pas d’une nouvelle forme de vie extra-terrestre, c’est ta fille. Je suis sûre qu’elle aussi veut rentrer à la maison.
– C’est clair, je prends un retard monstre sur mes séries là ! »
Je me tourne soudain vers Papa avec un air décidé. Je ne peux pas le laisser continuer à gâcher sa vie, et puis je suis sa fille, dans toutes les comédies romantiques c’est aux enfants de rabibocher leurs parents tout le monde le sait, c’est notre Prérogative dans la vie.
« Écoute, tu n’es pas très charismatique, tu as un début de calvitie et tu manques cruellement d’imagination mais maman t’a quand même choisi pour se marier. J’aurai bien voulu que vous soyez deux espions employés dans des agences différentes mais on ne peut pas tout avoir dans la vie. J’ai déjà des rollers, je ne peux pas demander plus. »
Comme d’habitude, il me fixe avec une tête de poisson hors de l’eau, à croire que je parle chinois.
« Donc, on va suivre MON plan. »
Papa s’apprête à dire quelque chose mais Hervé pose deux verres entre nous, lui intimant silencieusement de laisser mon génie prendre le commandement des opérations. Enfin quelqu’un qui me reconnaît à ma juste valeur, ça fait plaisir !