Consigne : "Lire en levant la tête" :
Ecrire une page (au maximum) à partir (ou contre) ce syntagme.(Cette formule est tirée de Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, (1984), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 258, 2015, p. 33 : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? »).
Elle était là assise devant lui, il ne pouvait réfréner ses idées galopantes. Ni non plus les plans tirés sur la comète qu’il échafaudait tout doucement dans sa tête. Une brique après l’autre dans le petit château mental qui meublait son monde imaginaire où tour à tour se côtoyaient des licornes, des lutins et des dragons. Tout se révélait soudainement à lui avec force et lui revenait en plein visage comme une violente claque. Les prénoms des enfants qu’ils auraient tous les deux, la cérémonie du mariage, la belle robe de mariée qu’elle porterait autour d’un sourire radieux ainsi que l’église qui accueillerait en ses murs ce jour béni par les dieux. Les cloches sonneraient à tout rompre sous un soleil de midi au zénith de sa forme dans une ville chaleureuse du Midi. Le film de sa vie se déroulait littéralement sous ses yeux. Oui son cœur pulsait bel et bien à mille à l’heure, et tout fusait à l’intérieur de lui, vibrait et résonnait. Il sentit le sang battre à ses tempes avec force violence. Il prit alors un livre pour se donner un semblant de consistance. Concentrer ses émotions à une autre attention, ou plutôt masquer sa propre excitation. Il ne fallait pas qu’elle le remarque, ou plutôt si, justement il fallait qu’elle le remarque ! Ce jeu de regard, de séduction, devait lui apparaître à elle aussi comme une évidence ! Il se mordit alors le bout des lèvres, par mimétisme elle en fit de même. Quel bonheur que d’avoir en face de soi son propre reflet inversé. L’un homme, l’autre femme. Pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas seulement d’une simple coïncidence, il se mit alors à croiser les jambes. L’instant d’après elle croisait les siennes. Il les décroisa alors, elle en fit de même. Soudain il leva le bout de son nez et sortit la tête de son bouquin comme s’il était pris d’une pensée profonde et supérieure. Il porta sa main droite à son visage pour se donner des airs de penseur ou de statue grecque. Rodin n’avait qu’à bien se tenir. Ce soir il allait poser les premiers jalons de leur future relation. La femme de sa vie, voilà ce qu’elle était ni plus ni moins. Sa raison de vivre, son acmé, son paradis existentiel ! Voilà qui n’avait absolument rien d’artificiel. Il le ressentait au plus profond de lui, ce bûcher qui brûlait de mille feux comme une éblouissante révélation au beau milieu de la nuit. Il l’avait cherchée si longtemps, et voilà que dans ce train, elle apparaissait à lui dans toute sa beauté originelle. Eve virginale et vestale mais portant une jolie robe à fleurs qui semblait annoncer avec vigueur la venue du printemps. Et donc des amours. Il se sentit défaillir. Il toussa un peu, son visage devait le trahir, ses yeux ne voyaient qu’elle, les lignes de son livre étaient floues, elles dansaient devant lui comme des danseuses du ventre. Une musique orientale accompagnait leur danse, des tambours, des ouds des quartiers populaires de Bab el Oued. Ça sentait délicieusement bon, les épices, le musc sauvage, l’encens, les huiles de karité et d’argan, le thé noir à la menthe, les effluves parfumées du narguilé ; l’Orient, l’Occident, et leur rencontre tout simplement. Au bord d’une mer calme aux eaux limpides. Les rivages de sable et des dunes tout autour à n’en plus finir. Il sentit alors la soif, la sensation d’avoir traversé un désert toutes ces années durant et d’avoir enfin atteint son but ultime, cet oasis perdu entre mirage et béatitude. Sa main droite quitta alors son front, il reprit tout doucement ses émotions, il tourna alors une page, puis une autre sans la lire vraiment, puisque ses yeux ne voyaient plus qu’elle. Il égrenait les secondes tout doucement dans sa tête pour calculer le temps théorique qu’il lui faudrait pour lire une page. Faire semblant de lire c’est une entreprise plus difficile qu’il n’y paraît. Sa main gauche tenait le livre, toute tremblante, presque défaillante et trahissait ses émotions ainsi que ses véritables intentions. Non pas maintenant il ne fallait pas qu’il flanche ! Mais comment faire maintenant pour entamer avec elle une conversation. Parler de quoi ? De la pluie et du beau temps ? Des banalités du quotidien ? De poésie et d’ivresse ? Soudain elle lui sourit, elle allait lui parler. Enfin ! Le temps semblait s’arrêter et se focaliser sur ses jolies lèvres qui s’ouvraient et se refermaient avec grâce : « Excusez-moi jeune homme, mais… vous tenez votre livre à l’envers ! »