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ChatGPT, mon père et la dignité

ChatGPT, mon père et la dignité

9 mai 2023 - par Anouchka Sooriamoorthy 

Il y a deux semaines de cela, j’étais en vacances chez mes parents. A l’occasion d’une discussion dans la moiteur tropicale, je demandais à mon père s’il avait entendu parler de ChatGPT. Mon père est professeur, interprète, traducteur et écrivain. Affirmer qu’il connaît l’importance des mots est un euphémisme pour celui qui a passé sa vie à analyser, à lire et à écrire. Son avis, quant à cette révolution numérique qui fascine autant qu’elle inquiète, m’intéressait : allait-il percevoir cet agent conversationnel comme un allié ou un ennemi ? Lorsque je lui expliquais les multiples usages qui en sont déjà faits dans le milieu éducatif et professionnel (rédaction de dissertations, de comptes-rendus, de messages etc.), il s’exclama : « Mais ces gens qui utilisent ChatGPT n’ont-ils aucune dignité ?! » Je fus surprise par sa vive indignation que je mis tout d’abord sur le compte d’une certaine réticence au changement incarnée par ses cheveux argentés. Mais n’avait-il pas raison ? Le véritable enjeu n’est-il pas celui de la dignité humaine ?

Ni technophile, ni technophobe
Le philosophe n’est pas un moralisateur prompt à la critique facile. Armé de son seul outil, l’esprit critique, il analyse et déconstruit pour mieux comprendre. De fait, la technologie n’est ni bien ni mal par essence. Refusant dans un même mouvement d’incarner le nostalgique défenseur du « C’était mieux avant », ainsi que l’hystérique du futur trépignant d’impatience à l’idée de la nouveauté, il se demande : quel est le gain ? Quelle est la perte ?
Une certaine curiosité m’avait gagnée, et il me tardait d’essayer cet outil dont pas un jour ne passe sans que son nom ne soit évoqué dans les conversations, dans les articles, sur les plateformes des réseaux sociaux. Les réponses aux questions que je lui posais me semblèrent bien plus précises que les moteurs de recherche classiques, et je pensais, non sans une pointe de jalousie, aux doctorants qui bénéficient en ce moment d’une telle aide, moi qui ai passé un nombre incalculable d’heures, durant l’élaboration de ma thèse de doctorat, dans les bibliothèque universitaires à feuilleter des milliers de pages en quête d’un passage spécifique. Rechercher, compiler, classifier : autant de tâches dont la rapidité et l’efficacité me ravirent. Je fus ravie au sens premier du terme : réjouie et enthousiaste. Mais je sentais que je pouvais aussi être ravie dans un second sens : être emportée avec violence et que, dans ce mouvement, ma dignité me soit enlevée.

Courage, pensons !
Qu’est-ce qui pourrait atteindre ma dignité ? La paresse qui loge en chacun de nous et dont il faut si peu pour qu’elle se manifeste et qu’elle prenne le contrôle. Fantasme d’une vie où mes cours, mes articles, mes exposés seraient produits sans efforts et en quelques secondes. J’ai beau être une adepte des principes de détermination, de persévérance et d’autosatisfaction, il y avait là une tentation dont l’unique résistance possible résidait dans le fait de mettre un terme brutal et définitif (il s’en remettra !) à ma brève relation avec ChatGPT.
En quoi cette paresse tentatrice est-elle une menace pour la dignité humaine ? Dans l’histoire de la philosophie, l’homme a souvent été décrit comme un être conscient, sujet de sa vie et de son monde, maître de sa volonté, caractéristiques qui inspirent une forme de considération. Cependant, en acceptant la passivité intellectuelle, nous perdons notre état d’homme, et de fait notre dignité.
Le philosophe Emmanuel Kant décrit des hommes qui refusent de sortir de leur minorité intellectuelle, acceptant d’être soumis à des tuteurs. Ces derniers furent, historiquement, des hommes de pouvoir ou des institutions. L’homme est dans « l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Cet autre que mentionne Kant, qui est-il aujourd’hui sinon les différentes applications de l’intelligence artificielle ? Nous ne savons plus nous orienter, choisir, consommer, et désormais écrire sans l’approbation de l’IA qui est le tuteur de l’époque contemporaine. « Aie le courage de penser par toi-même ». Ainsi s’adressait le philosophe allemand à son lecteur. Il faut en effet du courage pour ne pas céder à une facilité qui vise à nous réduire à l’état de « bétail » (terme employé par Kant dans son texte Qu’est-ce que les Lumières ? pour désigner des hommes pris par la paresse et la lâcheté intellectuelles).

De I AM à IA, il ne manque qu’une lettre qui est celle de l’affirmation de notre spécificité d’être humain conscient et digne.

Trouver le mot adéquat, tâtonner, être insatisfait du premier comme du troisième jet, effacer, recommencer, lire une formulation à voix haute pour savoir si elle sonne juste, douter de la justesse des mots employés, rédiger un message sensible pour un collègue, envoyer quelques lignes d’encouragement à un ami, prendre le risque de composer un mot d’amour sont autant de gestes qui permettent le développement de l’imagination, de la rigueur, de l’esprit critique. En abandonnant ces gestes, c’est en effet notre dignité que nous condamnons à mort. Mon père avait raison.

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