Le Grand Tour, voyage en francophonie, a fait escale au Maroc, à Marrakech. Le festival de danse contemporaine « On marche » petit à petit y fait son nid ! Il est un exemple parfait de ce que la coopération culturelle entre francophones peut apporter. Création, émancipation, modernité, respect... Trois rencontres, trois points de vue.
Taoufiq Izzediou
"La danse m’a sauvé"
Vous êtes à la fois chorégraphe, danseur, créateur et directeur du festival... vous avez dansé hier soir « En alerte » votre dernière création pour la première fois au Maroc... vous dormez bien en ce moment ? (Il sourit et ne répond pas directement). Une première au Maroc, cela représente une pression particulière ? Sans doute, il faut surtout adapter la pièce, éliminer des scènes qui pourraient choquer. Je dois oser et doser ! Le rapport à la religion l’impose. Je ne m’autocensure pas mais j’adapte en toute conscience. C’est juste une marque de respect. Pour s’exprimer dans un art vivant, il faut la confiance du public. La danse a besoin de soutien au Maroc, pas besoin de faire le buzz ou le scandale. Il y a quelques années une danseuse tunisienne a dansé presque nue sur des mots du Coran, cette attitude cultive le refus ! Ici, au Maroc, nous faisons beaucoup de choses différemment de l’Occident,. Par exemple notre rapport au temps ou l’écriture de droite à gauche, aussi notre rapport au corps ou à la religion... je peux créer librement, mais avec un logiciel marocain, pas un logiciel européen. Malgré cela, en 20 ans de danse j’ai tellement vécu d’évolutions ! Quand même, la pression religieuse n’est-elle pas un frein ? Ici, la danse est en plein essor, contrairement à la France par exemple où les subventions sont à la baisse et où beaucoup d’artistes se paupérisent. Ici la danse est essentielle justement à cause de la montée du religieux. Il faut juste que nous arrivions à séparer religieux et spiritualité. Chacun a besoin de travailler l’âme et de la questionner, mais à mon sens la religion répond trop rapidement aux questions. N’avez-vous jamais été religieux ? Si. Adolescent j’aurais même pu être radical. Tout était là dans mon entourage, dans mon quartier, pour que je le sois. Mais j’ai rencontré l’art, la danse... cela m’a sauvé. J’ai trouvé des réponses à mes questionnements en pratiquant des expressions artistiques qui ne se trouvaient, à l’époque qu’à l’Institut français. Le théâtre, le cinéma d’art et essai, la danse étaient introuvables à Marrakech en dehors de l’Institut. J’étais fasciné, émerveillé par ce que je découvrais. Je me sentais en voyage... J’ai dansé ici, pour la première fois de ma vie. Le déclencheur... Et la langue française ? Apprendre le français ouvre toutes les portes. Cela change le rapport à la géographie, à l’histoire, à la littérature... je voyage partout en Afrique grâce au français. Je suis citoyen du monde et je parle français. J’ai appris mon métier de chorégraphe et de danseur en français, les mots de la technique de la danse sont en français. L’arabe est pour ma vie privée... quoique je parle en français à ma fille alors que sa mère lui parle en arabe. Bien sûr l’arabe reste ma langue première, je lis plus vite en arabe par exemple. Je rêve aussi en arabe !
- Taoufiq Izeddiou - "En alerte"
Christophe Pomez
Aux manettes de l’Institut français de Marrakech
Après La Réunion et la Roumanie, Christophe Pomez a posé ses valises pour quatre années dans l’excitante fournaise qu’est Marrakech.
Avant de parler danse contemporaine, abordons le Grand Tour. Quel regard portez-vous sur cette aventure initiée par le Secrétariat d’État à la francophonie ? C’est intelligent ! Les réseaux culturels français et plus largement francophones sont répartis sur les cinq continents et sont de vrais lieux de partage. Pour moi les événements qui sont réunis dans le Grand Tour sont des invitations lancées à tous les amis de la francophonie. L’idée est « je voyage... je consulte la liste des événements et je participe à tel ou tel ». Le Grand Tour doit fonctionner comme un guide touristique. Il révèle les diversités francophones, les accents et les cultures. « On marche » en est l’exemple type, quel est le lien entre le festival et l’Institut français de Marrakech ? C’est une histoire d’amour ! La danse contemporaine à Marrakech est née ici, à l’Institut français. Tous les danseurs, comme Taoufiq, ont été initiés lors d’ateliers et de master class qui se déroulaient ici, dans l’atelier des cuisines, il y a une vingtaine d’années. L’atelier des cuisines ? Oui, l’espace de danse était aussi l’espace cuisine ! Nous sommes en train de le réaménager, mais tout le monde souhaite conserver le nom « atelier des cuisines » en souvenir des moments de partage qui y ont eu lieu. Et 20 ans après ? On récolte le fruit du travail accompli. L’objectif d’un Institut est de permettre aux jeunes de concrétiser une passion. Le festival en est à sa 12e édition, nous accompagnons Taoufiq depuis le début, mission accomplie ! Maintenant nous devons penser à la séparation. « On marche » doit voler de ses propres ailes ? Bien entendu ! La stratégie d’une bonne coopération est de favoriser la structuration d’événements sous l’impulsion d’acteurs solides. La structure doit être capable de s’organiser une fois pérenne. Votre rôle s’arrêtera donc bientôt ? Sous certaines formes oui, mais il se transformera. Nous poursuivrons le travail d’aide à la coproduction entre troupes marocaines et françaises. Nous initierons des programmes de formations professionnelles et appuierons les uns et les autres dans le dépôt de dossier à l’Union européenne ou à l’OIF par exemple. Le public voit les spectacles de danse, mais derrière, la coopération entre les deux pays est essentielle. La ville de Marrakech est friande d’activités culturelles c’est un fait. Nous, à l’Institut français, nous devons penser sur la durée... comment l’événementiel peut-il amener un travail à l’année. Par exemple, pour sortir du cadre de la danse, si nous accueillons un spectacle de cirque nous devons immédiatement nous poser la question « où les enfants peuvent-ils pratiquer le cirque ? ». Cette démarche sur la durée est celle d’« On marche ». La volonté de rester sur le territoire ? Oui, Taoufiq souhaite créer une école de danse contemporaine. Elle verra le jour dans quelques mois et sera ouverte aux danseurs marocains bien sûr, mais aussi à ceux d’Afrique subsaharienne et d’Europe. Le Maroc est un pont, un hub, entre ces régions du monde. De par sa position géographique et sa stabilité politique, il a les cartes en main pour y parvenir. Notre travail de coopération auprès de Taoufiq va aussi dans ce sens... La coopération culturelle ne se résume pas à faire tourner un spectacle !
- Christophe Pomez (g) et Taoufiq Izeddiou (c)
Héla Fattoumi
"Donner la parole à d’autres corps"
Héla Fattoumi n’est pas dépaysée à Marrakech, sa première venue en tant que danseuse remonte à l’an 2000. Invitée par l’Institut français, elle fit la rencontre du jeune Taoufiq lors d’un atelier. Née en Tunisie, elle est aujourd’hui directrice du Centre Chorégraphique National de Franche-Comté – Viadanse, en duo avec Éric Lamoureux.
Pour quoi soutenir « On marche » depuis ses débuts ? Il est important de montrer qu’il existe d’autres codes artistiques et d’autres traditions que ceux venus d’Occident. Il faut donner la parole à d’autres corps. La danse est mondialisée ! Cela induit que ce n’est plus un événement de voir un corps noir ou méditerranéen. Ce n’est pas encore une norme, mais c’est plus fréquent. Depuis quelques années, les diffuseurs se posent des questions qu’ils ne se posaient pas autrefois. La notion d’exotisme n’est plus de mise... on a dépassé les clichés et il y a moins de frontières même s’il reste encore du travail à accomplir et que les artistes sont confrontés à des difficultés de circulation. Vous tenez à être présente, encore et toujours... Oui, notre présence est nécessaire. À la fois pour soutenir et pour observer les évolutions. Aujourd’hui, des femmes voilées viennent assister aux spectacles, la place du corps dans un pays musulman est en question et en évolution... nous devons soutenir ! Il y a douze ans quand Taoufiq eut l’idée de créer « On marche » la religion était moins présente dans la société marocaine. Aujourd’hui deux forces s’affrontent, les tensions sociétales d’un côté et l’envie du public de découvrir de nouvelles expressions. « On marche » est un laboratoire... Vous-même vous avez testé cet affrontement ? Oui, il y a deux ans, je suis venu avec un spectacle où je dansais en voile intégral. Je n’ai pas subi de pression, le Maroc résiste bien... Cela me donne envie d’accompagner le projet d’école conduit par Taoufiq. De plus en plus de jeunes sont en quête d’émancipation et ont juste envie de ne pas mettre « tout » dans une même boite ! L’école sera une possibilité supplémentaire d’y parvenir...
- Héla Fattoumi et Eric Lamoureux - "Sympathetic magic"
Faire exister « On marche », un acte de courage !
Pris dans le tourbillon marrakchi, sautant dans un « petit taxi » à 20 dirhams la course entre la médina et le moderne quartier de Guéliz, transpirant sous le soleil assassin en attente d’un rendez-vous qui ne vient pas, sirotant un jus de fraises dans les jardins de l’Institut français ou zigzaguant entre les pétrolettes reines de la rue il est facile de se laisser berner ! Facile de penser qu’il est naturel de programmer un festival de danse contemporaine dans une métropole culturelle et touristique telle que Marrakech. Et bien, non ! Il s’agit d’un acte bien plus fort qu’il n’y paraît. Acte fort, mais parfaitement assumé par l’ensemble des acteurs et partenaires. Pourtant, lutter contre le regard réprobateur d’une partie de la société est épuisant. Face au public, les danseurs se touchent, se repoussent, se frôlent, s’étreignent, s’empoignent, se portent, se projettent, se câlinent et se collent... voilà qui est bien loin des traditions du pays.Reconnaissons combien il faut être courageux pour organiser et entreprendre un tel festival, pour danser et offrir l’expression de son corps à un public parfois non initié. Formulons des souhaits pour que la réussite soit totale : par exemple que des lieux adaptés soient mis à disposition des chorégraphes et danseurs marocains, ici à Marrakech et ailleurs au Maroc ; que les artistes marocains expatriés reviennent au pays enrichir les programmations et participent au mouvement d’émancipation ; qu’« On marche » fasse des petits et que les artistes hip-hop ou circassiens, par exemple, puissent s’exprimer à leur tour.
Émulation et visibilité seraient renforcées. Le vivier maghrébin, africain, européen est là, à deux pas de danse, l’avenir de cette discipline artistique est tracé, inchallah ! Chacun doit faire un effort. Les pouvoirs publics, sans doute. Le public, assurément. Qu’il fait mal au cœur de voir des « paquets » de jeunes entrer dans le théâtre, téléphone(s) en main, et ressortir quelques minutes après le début de la pièce, le nez sur l’écran. Un peu de curiosité que diable ! « On marche » est gratuit, son cœur bat dans plusieurs lieux, parfois même en plein air comme sur la célèbre place Jemaâ el Fna, alors quoi, il doit être la locomotive qui tire la danse du continent vers le haut... C’est en route. En la matière, le courage paie !
- Shifting realities - Afrique/ Europe