Depuis hier, je suis en grève. Mon syndicat et mon employeur m’ont chacun indiqué de mettre fin à mes activités professorales.
Je me suis demandé ce que cela voulait dire au quotidien, "mettre fin à mes activités professorales". J’ai donc fait un inventaire non exhaustif de mes activités depuis le 15 aout dernier.
Je ne peux plus encadrer mes onze étudiants à la maitrise et au doctorat, ni mon stagiaire postdoctoral. Je ne peux pas évaluer pour dépôt final le mémoire de mon propre étudiant, ni la thèse de mon autre étudiant : si j’avais cessé au mois d’aout, je n’aurais pas évalué sept mémoires de maitrise et trois doctorats à Laval et dans d’autres universités. Je n’ai donc plus à répondre à leurs nombreuses sollicitations pour des demandes de bourses ou des offres d’emplois, ni à leurs questions sur leurs sujets ou encore à leurs fréquentes inquiétudes qui se manifestent les soirs de semaine et les matinées de fin de semaine, que ce soit par courriels ou par Messenger.
Je n’ai plus à préparer mes cours au baccalauréat et à la maitrise, ce qui signifie entre autres que je n’ai plus à faire des lectures nouvelles et des planifications d’activités variées, que je n’ai plus à monter des cours souvent par le biais de PowerPoint ou de logiciels d’enregistrements, que je n’ai plus à me servir des plate-formes informatiques pour l’encadrement - donc je n’ai plus à mettre à jour mes connaissances informatiques ou à tenter de régler les multiples bogues qui viennent chambouler le travail. Je n’ai plus à corriger les multiples copies des diverses évaluations - non, je n’ai pas de correcteur. Je n’ai plus à conseiller tous ceux et celles qui ont besoin d’aide, que ce soit pour un piston auprès d’une ressource, pour un conseil de carrière, pour un point qu’ils ne comprennent pas ou pour une crise existentielle. Je n’ai plus à lire les vagues de courriels qui s’amoncellent chaque matin ou à entrer les résultats dans les programmes de gestion des évaluations.
Je n’ai plus à me planter devant mon écran d’ordinateur pour le télétravail dans ses multiples formes : les réunions collectives, les séances de conseil aux étudiants, les conférences et communications. Certes, je vais perdre mon beau bronzage cathodique, mais je n’aurai plus en soirée les yeux qui sortent de leurs orbites.
Je n’ai plus non plus à m’occuper de ma chaire d’animation scientifique. Certes, je suis aidé par une attachée exceptionnelle, mais je n’ai plus à trouver un ou une collègue pour donner le séminaire annuel, à identifier 21 conférenciers pour participer au séminaire, à offrir un séminaire en ligne qui est suivi de l’Alaska à la Terre de Feu, à faire les publicités sur les réseaux sociaux, à préparer les budgets et les rapports annuels, à représenter l’Université pour tout ce qui concerne les francophonies nord-américaines que ce soit à l’interne ou surtout à l’externe dans les ministères, les associations de la vie civile, les regroupements de recherche comme l’ACFAS, l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques ou les autres organismes universitaires relatifs aux francophonies. Je n’ai plus à préparer une programmation d’éditions de recueils pour la collection de la Chaire aux Presses universitaires, à chercher des directeurs de recueil, à lire et à évaluer chaque recueil, à courir après les auteurs retardataires, à assurer la finition des recueils pour publications, à penser à la publicité pour ces recueils. D’ailleurs, comme je co-dirige une autre collection, c’est rebelote pour ces tâches d’édition.
Je n’ai plus à faire de recherche, cette terrible recherche qui fait verdir d’envie les atrabilaires bien assis dans leurs gradins. Je n’ai donc plus à me mettre à jour dans les connaissances qui explosent littéralement, à planifier mes activités, à poser une problématique, à monter une méthodologie, à collecter des données - non, je n’ai pas une armée d’assistants pour veiller à cette tâche -, à analyser le tout et à écrire les articles ou les livres qui, selon certains, sont "confidentiels". Je n’ai plus à demander des subventions pour mener cette recherche, ni à justifier l’achat d’un ordinateur ou d’un logiciel, ni à passer par l’ordalie des comités d’éthique. Je n’ai plus non plus à me faire évaluer mes résultats de recherche ou à juger ceux des autres : plus de participation aux colloques ou aux congrès où je présentais mes recherches pour obtenir d’autres sons de cloche, plus d’évaluation pour le compte de revues scientifiques ou d’éditions savantes. Plus d’évaluations de demandes de subvention ou de demandes de bourses aussi.
Je n’ai plus à participer à la communauté. Dans mon cas, cela signifie ne plus participer aux activités des multiples comités internes, à lire les rapports de la Commission de la recherche qui tient ses réunions aux deux semaines, à être un membre des jurys d’évaluation - que ce soit à l’université ou à l’extérieur, comme celui des Prix de la Présidence de l’Assemblée nationale. Évidemment, je n’ai plus à me préoccuper des éventuelles crises qui éclatent parfois à l’Université ou ailleurs. Je n’ai plus à répondre aux sollicitations de mon directeur de département qui recherche constamment des solutions à ses problèmes. Je n’ai plus non plus à organiser des événements scientifiques ou à inviter des experts d’un peu partout pour diffuser leur savoir au plus grand nombre.
Je n’ai plus à faire mon service public : je n’ai plus à veiller à mes responsabilités dans les conseils d’administration comme ceux de l’ENAP ou du Réseau Les Arts et la Ville, ou à l’Association internationale des études québécoises, ou encore à la Société historique du Canada - après un passage de cinq ans à l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Je n’ai plus à répondre aux journalistes et aux membres des médias qui ont besoin de telle ou telle information dans mes domaines de compétence. Je n’ai plus non plus à écrire dans les journaux ou dans les revues, à offrir des entrevues à la radio et à la télé, à donner des conférences publiques aux sociétés historiques ou au Forum Jeunesse de l’Assemblée nationale. Je n’ai plus d’expertise à offrir pour l’organisation d’expositions historiques. Plus de conseils ou d’avis à donner aux collègues historiens ou au vieux monsieur passionné d’histoire qui veut en savoir plus sur une question qui le chiffonne.
Ah oui, je n’ai plus à me préoccuper de mon empreinte carbone comme universitaire, ni de la menace woke qui plane sur nos têtes. C’est sans doute un soulagement.
Je me demande bien ce que je peux maintenant faire au quotidien sans ces activités professorales. Je vais me coucher plus tôt que onze heures tous les soirs. Sans doute assister mon père comme aidant naturel et, simplement, fréquenter ma copine tous les jours. Notre fille a quitté le foyer il y a deux ans et demie : elle me voyait plus souvent sur les pages d’un livre ou sur les écrans, qu’en chair et en os. Elle va peut-être me reconnaitre.
La vie est ailleurs, disait Milan Kundera.