Jimmy, Soulo, Danie et leurs acolytes sont en grande discussion, alignés, appuyés sur de tortueux cordages épais comme de pythons. Ils portent fièrement le maillot aux couleurs de l’initiative qui les rassemble, « Libre ensemble » orchestrée par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Ils sont heureux, cela se perçoit dans leurs yeux brillants et pétillants. Un brin tendus, aussi, sans doute, comment ne pas l’être ? D’ici quelques jours, ils hisseront haut les couleurs de la Francophonie lors d’une navigation reliant l’Atlantique à la Méditerranée, deux zones ensanglantées quotidiennement par de dramatiques migrations forcées qui "tournent mal". Mais attention, eux ne seront pas en touriste à bord d’un rafiot de croisière pépère, ce serait trop banal, presque inutile. Ils ne sont pas du style à bronzer sur un pont, luisant de monoï. Non, ces jeunes sont des engagés, dotés de saines ambitions et d’un certain courage, reconnaissons-le. À une époque où des parties du monde se recroquevillent et privilégient le combat et la peur ; où, nombre d’hommes et de femmes se confrontent afin, pour les premiers de ne pas céder un pouvoir établi depuis 2000 ans voire plus, pour les secondes afin d’acquérir une équité et une égalité que les religions et les mâles dominants leur refusent depuis la nuit des temps ; où l’effrayant changement climatique, la quête aux ressources naturelles, les croyances oppressantes, la laïcité incomprise, la couleur de peau comme outil de discrimination ou de domination, l’orientation sexuelle morale ou satanique ou la difficulté des filles à être éduquées emplissent chaque jour les médias... ces jeunes ont choisi la solidarité, la culture, le voyage et la coexistence en embarquant sur un symbole : l’Hermione.
- Prêts à larguer les amarres ? (Ph : Arnaud Galy - Agora francophone)
Reprenons le cours de l’histoire...
L’Hermione est une folle aventure qui débute en 1778*, excusez du peu ! Les historiens pointus pardonneront le raccourci formulé ici : L’Hermione est la frégate empruntée par le marquis de La Fayette en 1780, pour rejoindre l’Amérique encore hésitante quant à son avenir. Restera-t-elle anglaise ou choisira-t-elle l’inconnu proposé par les partisans de l’indépendance ? La Fayette, lui, a choisi : « Du premier moment où j’ai entendu prononcer le nom de l’Amérique, je l’ai aimée ; dès l’instant où j’ai su qu’elle combattait pour la liberté, j’ai brûlé du désir de verser mon sang pour elle ; les jours où je pourrai la servir seront comptés par moi, dans tous les temps et dans tous les lieux, parmi les plus heureux de ma vie. » Le jeune homme, éternellement dans les cœurs américains, porte en lui les valeurs de courage, de liberté et d’engagement. Deux siècles plus tard, au début des années 1990, quelques doux illuminés visionnaires de Charente-Maritime, des Rochefortais* plus précisément, décident de construire une réplique à l’identique de l’Hermione qui avait coulé en 1793 au large de la Bretagne. Projet qui mit une vingtaine d’années à donner son fruit : une Hermione, majestueuse, identique à sa glorieuse aînée. La frégate, nouvelle formule, fit son premier tour de mer en 2015, allant se présenter au peuple américain. Un retour aux sources bien naturel.
Aujourd’hui, l’Hermione largue les amarres, à nouveau. Après une première escale à La Rochelle (France), cap vers Tanger (Maroc), Barcelone (Espagne), Sète, Toulon, Marseille, Port-Vendres, Nice, Bastia (France), Portimão (Portugal), Pasaia (Espagne), Bordeaux (France) et retour à son port d’attache Rochefort (France). À son bord vont se succéder Jimmy, Soulo, Danie et leurs acolytes. 350 marins – appelés aussi gabiers – dont 100 ont été sélectionnés avec le concours de l’OIF. Marins maliens ou moldaves, gabiers gabonais ou guinéens... Descendants spirituels de La Fayette, enfants de Belgique, du Canada, du Sénégal ou des Comores... 34 origines au départ ! Voyage initiatique pour ces porteurs de paroles et cette jeunesse qui n’a pas peur d’affronter les vagues, la promiscuité, l’inconnu, l’Autre, ni de s’interroger sur elle-même. La frilosité et l’appréhension sont à jeter par-dessus bord.
- Le Commandant Cariou, le maître à bord et deux gabiers attentifs (Ph : Arnaud Galy - Agora francophone)
Derrière cette enthousiasmante aventure qui mettra face à face des gabiers confirmés menés par le Commandant Cariou, charismatique « Pacha » de l’Hermione nouvelle formule, et des gabiers formés depuis peu, se trouve un message bien plus politique. Au sens noble du terme. Le drapeau de la Francophonie flotte en haut du grand mat, accompagné du tricolore français. Aucune ambiguïté. L’Hermione est armée de 32 canons qui assurément ne serviront pas. En revanche, chaque gabier est porteur, symboliquement, d’une lettre créance. Ambassadeur de la Francophonie, tel est la charge qui lui est confiée, une fois les voiles amenées, voire affalées.
- Michaëlle Jean et Jean-Baptiste Lemoyne, échange fructueux (Ph : Arnaud Galy - Agora francophone)
Ambassadeur, tout d’abord auprès des Français(es) car il n’échappe à personne que la France n’est pas le pays le plus ardent à promouvoir son approche de la francophonie. Jean-Baptiste Lemoyne * est aux manettes afin que ce triste constat soit relégué dans la boite aux souvenirs. « Les Français doivent se projeter comme des francophones. Il nous faut multiplier les initiatives collectives ou locales pour y parvenir. Cette appropriation de la francophonie passera par l’étonnement. Les escales dans les ports français d’un bateau tel que l’Hermione arborant les drapeaux de la Francophonie et de la France susciteront des questions. » Qui dit questions dit réponses. C’est pourquoi chaque escale sera dédiée à une thématique qui agite les instances de la Francophonie et la société. Les questions brûlantes ne seront pas éludées : la mobilité des jeunes (La Rochelle), la migration (Marseille), la francophonie économique (Tanger)... Ces moments de rencontres avec le public ont pour mission de clarifier, éclairer, informer... « La Francophonie doit porter des initiatives concrètes, favoriser les programmes bilatéraux comme ceux de l’OFQJ*, faciliter les échanges entre jeunes d’une même profession, mieux faire connaître les dispositifs existants comme Erasmus... » poursuit Jean-Baptiste Lemoyne. Naviguer vers un avenir commun, c’est aussi le souhait exprimé par la Michaëlle Jean* qui n’hésite pas à parler frontalement des déchirures du temps : « Haïtienne, je sais ce qu’est ce qu’est l’exil, je suis particulièrement sensible au sentiment d’avenir bloqué que ressent la jeunesse de bien des pays d’Afrique, le chômage et le dérèglement climatique induisent la poussée migratoire actuelle... je m’interroge souvent... et si j’avais pu rester chez moi, que serait ma vie ? » Une introspection qui conduit la Secrétaire générale de l’OIF à, indirectement, parler du développement, de la démocratie, de l’éducation qui sont précaires dans bien des États. « Notre première responsabilité est de donner à la jeunesse des raisons d’espérer, de créer pour elle des possibilités, de garantir un accès universel à une éducation et une formation de qualité, de multiplier toutes les occasions d’épanouissement et toutes les conditions pour son insertion dans la vie professionnelle. » précise-t-elle.
Ainsi, au fil du voyage, l’équipage de l’Hermione interpellera : jeunesse, élus et institutionnels, formateurs et enseignants, monde associatif, acteurs culturels... Un mot d’ordre à la bouche : le temps des solutions doit arriver. Les intégrismes de tout poil font leur miel des dégâts et des laissés pour compte d’une mondialisation abrupte. Il est temps de parler d’avenir professionnel, d’épanouissement personnel, de mobilité facilitée... Certes, l’Hermione n’a pas de baguette magique, même si dans la planétaire œuvre Harry Potter, la délurée petite magicienne du même nom, en était dotée, elle. Ici, nulle intervention magique, la réussite est dans les mains des acteurs engagés. La sœur jumelle de la frégate de La Fayette fera vivre une inoubliable expérience aux gabiers et sera le porte-voix d’une Francophonie optimiste, concrète, solidaire et bienveillante. Quelle pression ! Jimmy, Soulo, Danie et vos acolytes : bon vent ! Et surtout, n’oubliez pas : on ne fait rien seul sur un bateau... comme dans la vie !
Arnaud Galy