La nuit commençait à tomber, aussi les ruelles entre les bâtiments de son quartier étaient à présent plongées dans une obscurité épaisse et lugubre qui lui donnait la chair de poule.
Mais la journée avait été longue, pardi, et une bonne canette de soda s’imposait.
Mathieu en était quasiment à la fin de la colorisation du chapitre qu’il avait à rendre dans deux jours. Deux jours avant la deadline… Ça, c’était vraiment inédit ! Depuis quinze ans qu’il gagnait sa croûte en dessinant des BD, c’était la première fois qu’il parvenait à un tel exploit ; aussi s’était-il dit que tout travail acharné méritait salaire, et à défaut de se féliciter en allant s’acheter un nouveau bouquin ou un pantalon neuf pour remplacer celui troué et tâché qu’il portait à longueur de journée, il comptait célébrer cette petite victoire dans les bulles gazeuses d’un soda bien frais.
Il arriva devant le distributeur et soupira de soulagement. Pour une fois, les loubards du coin ne campaient pas devant : il n’aurait pas à rebrousser chemin sous leurs moqueries et jets de pierres pour faire deux kilomètres de plus avant de trouver de quoi satisfaire sa soif de sucre. Il passa mécaniquement une main sur son crâne, comme s’il n’avait pas perdu son dernier cheveu l’année passée, et inséra une pièce dans le distributeur.
Il avait le doigt en apesanteur, prêt à appuyer sur la touche dont dépendait la libération de la canette de Coca qui lui faisait de l’œil derrière la vitre, quand il sentit avec effroi une présence se matérialiser dans son dos.
« Monsieur Spencer ? »
Un frisson le secoua de la tête aux pieds, faisant remuer le bout de ventre qui dépassait de son tee-shirt. Mathieu se tourna lentement vers le propriétaire de cette voix froide et autoritaire qui l’avait interpelé, et vit luire dans la lueur des réverbères la plaque que l’homme brandissait entre eux.
« Inspecteur Marc. J’aurais quelques questions à vous poser, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »
Mathieu sentit son porte-monnaie lui glisser des mains et s’écraser au sol, répandant dans la ruelle la douce mélodie d’un carillon à demi étouffé par la doublure de la petite bourse. Ce n’était pas la première fois de sa vie qu’il se retrouvait confronté aux forces de l’ordre. Son comportement d’ermite y était pour beaucoup, mais c’était surtout son physique disgracieux qui lui valait sans cesse d’être pointé du doigt par les habitants de son quartier et autres inconnus pour un oui ou pour un non. Il avait déjà été inquiété dans une histoire de trafic de stupéfiants – alors que la seule drogue qu’il consommait massivement était le chocolat, et qu’en l’occurrence il n’avait aucune envie de faire commerce sur la seule chose qui lui permettait de tenir bon –, une autre fois pour l’enlèvement d’un gosse qui, finalement, s’était avéré n’être qu’un simple petit fugueur que deux nuits dans la cave d’un camarade de classe avaient fini par convaincre de retourner dans les jupes de sa mère, et voilà qu’on venait encore lui chercher des noises.
Mais cette fois-ci, il avait entendu à la radio, tandis qu’il s’escrimait sur le line de sa dernière planche du mois, qu’on avait retrouvé le corps mutilé d’une fille en bas de chez lui. La pauvre gamine avait été frappée à coups de pieds de biche en plein visage, et pour en obtenir l’identification formelle, il avait fallu lui ouvrir l’estomac pour récupérer les dents qu’elle avait avalées et essayer de reconstituer un semblant de mâchoire. Il savait que les flics ne rigolaient pas avec ce genre de choses – lui-même ne trouvait pas vraiment matière à rire là-dessus –, et que son allure de tas de saindoux, avec ses yeux difformes, son visage grêlé et ses dents proéminentes, conjugués à sa tendance à rester loin de toute relation humaine, en faisait un suspect tout désigné.
Son cœur accéléra la cadence. L’inspecteur Marc le considérait de la tête aux pieds, un sourcil haut perché, comme pour mieux estimer sa personnalité à travers l’image qu’il renvoyait. Il se sentit soudain bien bête de n’avoir pas songé à remplacer son vieux froc défraichi et son tee-shirt bien trop court.
Peut-être avec des vêtements plus soignés aurait-il eu moins l’air d’un prédateur en liberté, car dans notre société, la première impression que l’on se fait d’un individu repose avant tout sur le physique, et sa propension à rentrer dans le moule de la normalité.
Carnets Vanteaux - Un homme pas comme les autres
15 février 2022 - par
Carolane Riboldi